Pour une justice humaine et indépendante

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Alors que les conclusions des Etats Généraux de la Justice devraient être rendues publiques en début de semaine prochaine, Marie Bougnoux, Jérôme Pauzat et Laurent Sebag, magistrats, publient une tribune afin de rendre pour compte de la crise institutionnelle sans précédent rencontrée par la justice française. Ils sont également signataires du Manifeste pour une justice humaine et indépendante, publié récemment  par les Editions Enrick B. 

A vous futurs élus de la Nation, président de la République, ministres et députés, qui allez dans quelques semaines œuvrer à la destinée politique de notre pays dans une nouvelle composition redessinée,

Quoique conscients de la gravité du moment, de l’impact considérable de la guerre qui sévit aux frontières de l’Europe et menace l’équilibre de nos démocraties libérales, nous tenons néanmoins, à vous interpeller solennellement, sur la situation inédite de la justice française qui est en danger et pour laquelle le bénéfice tant attendu des Etats Généraux de la Justice n’aura rien apporté de fondamental.

Vous aviez déjà été alertés, fin novembre 2021, par la Tribune des 3.000, (signée en réalité par les deux tiers des magistrats français auxquels se sont associées nombre de professions judiciaires), laquelle dénonçait une « logique de rationalisation qui déshumanise et tend à faire des magistrats des exécutants statistiques ». Au-delà du manque criant de moyens humains et matériels, magistrats et greffiers ont pu clamer la souffrance éthique, cette perte de sens dans leur mission, résultant de la vision purement gestionnaire de la justice telle que prônée par les décideurs publics depuis deux décennies.

La lecture des programmes publiés par les différents partis politiques en lice pour l’élection présidentielle, montrait que cette tribune avait produit une certaine résonnance dans le monde politique puisque tous les candidats promettaient une augmentation du nombre de magistrats et greffiers. Malheureusement, rares sont celles ou ceux qui avaient su lire derrière ce mouvement général de colère mû par le désespoir, la nécessité urgente de repenser la justice, son organisation, son articulation avec la société et l’Etat, ainsi que sa légitimité.

La promesse des Etats Généraux de la Justice, dont la survenance en fin d’un quinquennat présidentiel marqué par une inflation législative particulièrement logorrhéique pour la Justice pouvait certes interpeler sur l’efficacité qui pouvait en ressortir. Mais certains d’entre nous, pour y avoir pris part dans le cadre de notre association (A.M.O.U.R de la Justice) ou dans nos fonctions judiciaires, en attendaient vainement des changements significatifs.

Ce cadre institutionnel d’échange légitimement réclamé par les plus hauts responsables de notre institution judiciaire, qui a malheureusement raté le rendez-vous de marquer l’histoire de la démocratie française et l’occasion inédite de refonder la justice, ne rend que plus impérieuse la publication de notre Tribune aujourd’hui. 

Oui la justice française souffre d’embolie mais elle est également atteinte d’une longue maladie, plus insidieuse qui ronge son essence-même : sa déconsidération par les pouvoirs publics.

Assignée au rang d’autorité par la Constitution de la Vème République, elle ne constitue pas, de fait, un troisième pouvoir et se trouve soumise non seulement à la volonté de l’exécutif mais aussi à l’inertie du pouvoir législatif, lui-même affaibli par le fait majoritaire, qui domine notre système institutionnel.

Sur le papier, les grands principes constitutionnels et conventionnels ainsi que la sacro-sainte théorie de la séparation des pouvoirs, consacrent son indépendance mais, dans les faits, la justice française n’est pas indépendante.

Sinon, comment expliquer qu’il soit encore possible pour le pouvoir politique d’interférer dans le processus de nomination d’un juge pour d’autres raisons que son aptitude à occuper ce poste ?

Sinon, comment expliquer qu’il soit encore possible à un Chef d’Etat, garant constitutionnel de l’indépendance de l’autorité judiciaire de stigmatiser l’action en justice tendant à faire constater un conflit d’intérêt incompatible avec l’exercice des fonctions de Ministre ?

Sinon comment expliquer que le Premier Ministre soit contraint de se substituer par décret à son Garde des Sceaux dans différents dossiers pour prévenir des conflits d’intérêts ?

Sinon comment expliquer encore les mises en cause récurrentes de l'action du Parquet National Financier, les critiques des jugements rendus par les tribunaux dans des affaires politico-financières retentissantes, les commentaires de personnalités politiques relayées par quelques médias partisans s'attaquant régulièrement à l’impartialité et à la loyauté républicaine des agents de la justice pour décrédibiliser leur action dans l’opinion publique ?

Mesdames, Messieurs les futurs élus de la Nation, à la veille de faire campagne pour renouveler une de nos assemblées parlementaires il est encore temps de prendre conscience que les magistrats attendent depuis plus de vingt-ans la réforme constitutionnelle du statut du Parquet, continuellement remisée aux oubliettes par le pouvoir exécutif. Cette réforme est pourtant indispensable afin de dissiper non seulement les suspicions de l’opinion publique sur les liens de connivence entre magistrature et politique mais aussi les fantasmes d’une politisation de la justice. Il est temps aussi de prendre la mesure des conséquences nocives de certains projets de loi renforçant la forfaitisation des amendes dans des domaines de plus en plus larges. Non seulement parce que ce procédé apparemment utile pour désengorger les tribunaux, conduit à faire reculer l’office du juge essentiel dans une démocratie, mais aussi par l’instauration d’un état où la police n’est plus seulement garante du maintien de l’ordre ayant la préséance de certaines réponses pénales et que le pouvoir politique déshabille le législateur de sa compétence exclusive figée par la constitution de définir les infractions.

En définitive, ces quelques rappels vous montrent à quel point le déséquilibre institutionnel est patent dans notre pays et à quel point ces dysfonctionnements structurels minent l’Etat de droit tandis qu’ils détruisent à petit feu l’autorité judiciaire.

La démocratie ne peut plus respirer avec un poumon judiciaire perpétuellement obstrué par le pouvoir politique.

Souhaitons-nous que demain nous occupions la scène médiatique internationale pour des affaires semblables à celle des justices hongroises, polonaises ou même turques, dont nous tutoyons déjà les difficultés à fonctionner, alors même que notre budget de fonctionnement est en deçà de toutes les médianes européennes ? Ces questions ne sont pas structurellement différentes, le maintien en toute conscience de la pénurie étant un autre moyen de limiter l’indépendance et l’efficacité de la Justice.

Nous sommes conscients que cette quête peut paraître décalée à cette heure géopolitique déterminante pour l’avenir de l’humanité. Mais l’histoire du Monde s’écrit date après date, et territoire après territoire. Ainsi, si la France veut être crédible sur la scène internationale dans sa démarche de pacification du conflit russo-ukrainien, elle ne doit pas perdre de vue les valeurs politiques essentielles qui ont fait d’elle la « Lumière » de l’Europe du XVIIIème siècle. Cela passe par la poursuite de la mise en œuvre sur son sol des concepts politiques qu’elle a enfantés jadis et, pour lesquelles elle rayonne encore aujourd’hui dans le monde entier. Parmi ceux-là, l’indépendance de la justice est un phare qui doit désormais pouvoir briller dans la nuit.

C’est dans cet esprit que nous assumons pleinement cette adresse publique à votre encontre destinée à provoquer une vraie prise de conscience à l’aube du rendez-vous politique de juin 2022.

Depuis plus d’un an, nous nous sommes constitués en une association l’A.M.O.U.R (Association des Magistrats, personnels et usagers de justice Œuvrant pour l'Unité et la Réforme) de la Justice dont l’objet est de réfléchir et de participer à la restauration d'une justice crédible, indépendante, transparente et respectueuse de ses membres comme des citoyens.

Dans ce cadre, est paru le 10 mai dernier notre premier ouvrage, « Manifeste pour une justice humaine et indépendante » dans lequel vous trouverez nos propositions pour reconsidérer la place de la Justice, repenser la condition du magistrat indépendant et restaurer une humanité éthique dans le système judiciaire.

Nous espérons que ces lignes, comme celles de notre ouvrage, participeront à l’ouverture d’un vrai débat démocratique de fond sur l’indépendance de la justice française.

Marie Bougnoux, Jérôme Pauzat et Laurent Sebag, Magistrats


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