Gabrielle Halpern : « L’hybridation s’annonce comme la grande tendance du monde qui vient ! »

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Le Monde du Droit a interrogé Gabrielle Halpern, Docteure en philosophie, chercheur-associée et diplômée de l’école normale supérieure, sur l'ampleur du phénomène de l'hybridation. 

Que faut-il entendre par « hybridation » ? 

Je définis l’hybridation comme le « mariage improbable », c’est-à-dire que c’est le fait de mettre ensemble des choses, des secteurs, des activités, des destinations, des métiers, des personnes, des usages, des compétences, des générations, qui, a priori n’avaient pas grand-chose à voir ou à faire ensemble, voire qui pouvaient sembler contradictoires, et qui, hybridés, vont donner lieu à quelque chose de nouveau : des tiers-usages, des tiers-lieux, des tiers-objets, des tierces-économies, des tiers-modèles… Cela crée de nouveaux mondes, en somme! 

Alors, comment se manifeste-t-elle et en quoi constitue-t-elle la grande tendance de notre temps ?  

Nous percevons tout autour de nous des signaux faibles d’hybridation, qui prennent de multiples formes, se démultiplient et touchent de plus en plus de domaines de la vie quotidienne. Les écoles, les universités, les laboratoires de recherche, les entreprises, les administrations publiques commencent, partout et de plus en plus, à collaborer de manière plus étroite. Ces approches pluridisciplinaires, voire transdisciplinaires accroissent le nombre de doubles diplômes, transforment les fiches de poste, hybrident les métiers et brouillent les modèles organisationnels.

Si auparavant, la frontière entre ville et campagne était extrêmement nette,  du fait de la prise de conscience écologique, la case « ville » explose, avec la végétalisation croissante, les fermes et les potagers urbains, dans une hybridation croissante entre la Nature et l’urbanisme. De nouvelles manières d’habiter s’installent avec le coliving où l’on mutualise une buanderie, une chambre d’amis, une cuisine ou encore une voiture à l’échelle d’un immeuble ; des écoles rurales transforment leur cantine en brasserie pour le village et ouvrent leurs portes aux personnes âgées pour leur apprendre à se servir d’un ordinateur. Les territoires, eux, voient se multiplier les « tiers-lieux » : il s’agit d’endroits insolites qui mêlent des activités économiques, avec de la recherche scientifique, de l’innovation sociale ou encore des infrastructures culturelles. Des gares se transforment en musée pour donner au plus grand nombre l’accès à l’art. Dans le même temps, des pianos sont installés dans des magasins où l’on organise des ateliers de lecture et de cuisine, des hôtels proposent des espaces de coworking, des fermes deviennent des centres de loisir ; tandis que l’on construit des crèches dans des maisons de retraite… L’hybridation s’annonce comme la grande tendance du monde qui vient !

Mais, quels sont les obstacles juridiques à la mise en place de systèmes hybrides ? Pourquoi est-il compliqué d’hybrider, par exemple, des start-up avec des grands groupes autour de projets collaboratifs ?

Les nouvelles réalités hybrides que je viens de décrire ont du mal à entrer dans les catégories juridiques actuelles, qui peuvent constituer des freins dans les initiatives et les mises en œuvre d’hybridation. Dans mon expérience professionnelle passée où je co-dirigeais un incubateur de startups, j’ai été confrontée à la difficulté de faire travailler ensemble des jeunes startups avec des grands Groupes ou des administrations centrales ou des collectivités : à chaque fois, le principal obstacle de ces collaborations était juridique, tant il était ardu de définir les conditions de possibilité d’une co-conception, d’un co-développement, d’une co-propriété intellectuelle.

Quelle question pose selon vous ces obstacles ? Le droit et les catégories juridiques préétablies actuelles sont-ils adaptés ou peuvent-ils être adaptés au modèle hybride ? 

Ces nouvelles réalités hybrides se multiplient et prennent leur essor, réconciliant et réunissant ce qui avait été artificiellement séparé - les générations, les économies, les métiers, les activités, les territoires - ; ce faisant, elles remettent radicalement en question un grand nombre de nos catégories juridiques. L’hybridation des fermes, des maisons de retraite ou encore des écoles nous invite à hybrider les droits, - public, privé, commercial ou rural -, en entrecroisant les catégories juridiques. Les transformations du monde du travail qui vont dans le sens d’une hybridation des vies professionnelles et d’une pluri-appartenance statutaire appellent à une hybridation des contrats de travail, des métiers ou encore des fiches de poste. La réversibilité des espaces et des usages selon la saison de l’année, le jour de la semaine ou l’heure de la journée nous invitent à jongler avec les normes et les objets sociaux ; - ce qui, soit dit en passant, va poser d’immenses questions aux assureurs ! Les collaborations croissantes entre les startups et les grands groupes ou les startups et les administrations centrales ou celles des collectivités requièrent de nouveaux cadres de partenariat. Aujourd’hui, les juristes jouent, plus que jamais, un rôle immense et déterminant ; ils doivent être des « jardiniers et des architectes », pour reprendre les mots de Mireille Delmas-Marty. Il s’agit de mettre le droit au service de la réalité, et non plus la réalité au service du droit… Hybridons les droits !

Propos recueillis par Arnaud Dumourier (@adumourier 

Interview de Gabrielle Halpern dans Lex Inside :


Lex Inside du 21 mars 2024 :

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