Dans l'attente des London Papers…

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Pierre Farge, avocatPierreLa City est historiquement et économiquement le premier paradis fiscal de la planète. Loin devant le Panama en terme d’opacité, cette plate-forme financière en plein coeur de Londres s’affranchit pourtant impunément de la réglementation anti-paradis fiscaux sans que personne n’y trouve à redire.

Familier des juridictions d’exception, Pierre Farge, avocat, témoigne de ses recherches de doctorat sur les paradis fiscaux.

Dans l'attente des London Papers, un bref rappel historique et économique du plus important paradis fiscal de la planète, en plein cœur de l'Union européenne, à Londres.

Une histoire surprenante

La City de Londres est historiquement le premier paradis fiscal de la planète et actuellement le plus important.

Historiquement, deux principes s'opposent : celui du droit et celui du privilège. Le plus moderne est celui du droit écrit par les nations ; il appartient à l'héritage français d'après 1789. Le plus ancien est celui du privilège concédé par les princes ou les traditions ; il appartient à l'héritage anglo-saxon. Le privilège ignore le droit, et réciproquement.

En 1319, la corporation des marchands de la "City of London" obtient du roi Edouard II que sa "Cité" soit seulement administrée par eux-mêmes, c'est-à-dire par un Lord-Maire investi du pouvoir de justice et coopté par leurs associations professionnelles. Dans l'esprit de l'époque, l'autonomie ainsi obtenue n'est pas un droit mais un privilège, c'est-à-dire un avantage pérenne et transmissible lié à la condition des personnes - en l’occurrence des marchands - et non à la volonté d'une nation. Ainsi, par simple privilège royal, une corporation de commerçants a pu s'affranchir de la loi commune pendant huit siècles. Jusqu'à ce jour, la "Cité de Londres" a gardé, depuis 1319, ses particularités juridiques et financières ; elle est principalement composée de banques, d'assurances et de multinationales. Or, ce sont justement ces héritiers exonérés de la loi commune qui, probablement par goût de l'antiphrase, appellent Common Law la loi particulière faite à leur main, et Civil Law, le droit commun de la nation.

Dans la logique de cet héritage d'un autre temps, et directement inspiré par le modèle de la City, l'esprit qui préside aujourd'hui au comportement du client cherchant par tous moyens à tirer son avantage contre l'intérêt des nations légiférantes, n'est évidemment pas celui du droit mais celui du privilège. Or, en droit, la Cité des marchands n'existe qu'à Londres. Hors de Londres, le monde des nations existe, vaste et divers, qui n'est à aucun titre héritier de la charte anglaise de 1319, et qui n'aspire pas spontanément à adapter ses lois aux intérêts d'une catégorie professionnelle, fût-elle "multinationale".

Ce sont ainsi les comptoirs coloniaux qui constituent les premières "multinationales", réalisant dès le XVIème siècle, les premières opérations financières matériellement extraterritoriales. En raison de leur localisation, ils échappaient à tout contrôle. Ainsi, la Bank of Nova Scotia ouvrait son premier bureau dans les Caraïbes en 1889 afin de permettre à ses clients de profiter d’avantages fiscaux dont bénéficiaient les opérateurs du commerce international. Les sociétés pouvaient ainsi se constituer en Angleterre, comme dans tout l’Empire colonial, sans y acquitter le moindre impôt, à condition que leurs activités et organes de direction fussent situés à l’étranger, bien entendu. Cette jurisprudence Egyptian Delta de 1929, au lendemain du krach, est fondamentale. Elle consacre le principe selon lequel les activités fictivement réalisées à l’étranger n’ont pas à être taxées à Londres. Le reste des paradis fiscaux peut s’émanciper. C’est donc conscient du rôle historique joué par la City dans le développement des paradis fiscaux que l’on comprend son poids économique de premier centre financier et paradis fiscal planétaire.

Des chiffres édifiants

Les chiffres confirment cette hypothèse : territoire de trois kilomètres carrés, le Square Mile regroupe près de la moitié des compagnies d’assurance du monde ; 80% des hedge funds européens, représente 70% des échanges d’euro-obligations et 55% de toutes les émissions publiques internationales et gère chaque jour un volume d’échanges cinq fois supérieur au PNB de la Grande-Bretagne. Plus encore, 85% des opérations bancaires internationales seraient centralisés dans l’Euromarket, cet espace fictif que la City abrite sans pour autant figurer sur les listes noires des paradis fiscaux.

La City dispose de son propre "lord-maire" ayant dans les faits plus de pouvoir que celui de Londres. Originairement sous la tutelle de la Banque d’Angleterre, le Square Mile a notamment permis à la Couronne de financer son expansion coloniale, ses guerres, sa révolution industrielle et vit aujourd’hui grâce à cet empire offshore construit à la même époque coloniale : plus de la moitié des paradis fiscaux  mondiaux sont en effet considérés comme issus de l’ancien empire britannique.

La City sert ainsi de passerelle à double sens: sa réputation de place financière au sein de l’UE autorise les capitaux y transitant un parfum de respectabilité avant de s’orienter vers des législations offshore plus sulfureuses comme le Panama, sortant ainsi proprement du système ; et inversement, les fonds sortant des législations offshore mal vues pour réintégrer le système, transitent par la City, en dernière étape, pour opérer le même blanchiment légal.

Prenons un exemple. Une société française ne peut se permettre, pour son image, d’utiliser une société offshore au Panama pour facturer ses clients français. Pour contourner légalement cette limite juridique, il convient de créer une société européenne, en l’espèce anglaise à la City. Celle-ci disposant d’une fiscalité moins lourde que la fiscalité française, mais néanmoins sensible (20%), sera abaissée au taux de 4% par une remontée des bénéfices de la société dans les comptes d’une holding, à Gibraltar ou au IVB par exemple. L’entreprise en France continue cependant à enregistrer les charges d’exploitation nécessaires à la réalisation du chiffre d’affaire détourné vers la société offshore. Après la mise en place d’un tel montage, le résultat de l’entreprise en France s’en trouve mathématiquement minoré.

Dans ce schéma, une société française passible de l’IS subit alors un préjudice tant au niveau des produits détournés que des charges enregistrées dans sa comptabilité, concourant ainsi à la réalisation du chiffre d’affaires éludé. De surcroît, la holding n’apparaît évidemment pas aux clients français qui se font facturer par une société britannique.

Au regard de ces éléments, et de tous les autres exemples que l’on pourrait donner, les déclarations péremptoires contre les paradis fiscaux sont la preuve de l’absence de volonté politique à endiguer ces juridictions d’exception.

Rappelons-nous lorsque le G20 de Londres proclamait "l’ère du secret bancaire est terminée" et Nicolas Sarkozy renchérissait "la France s’est battue (…), des progrès spectaculaires ont été faits pour que les paradis fiscaux, le secret bancaire, la fraude organisée, ça soit terminé" . Souvenons-nous à cette occasion les propos de Jacques Attali qui ne manquait pas d’épingler avec ironie le sommet international tenu dans le premier paradis fiscal de la planète: "parler de paradis fiscaux à Londres, c'est comme organiser une réunion d'alcooliques anonymes dans un bar à vins", ajoutant: "j’ai l’impression qu’ils ont pris de bonnes résolutions, excellentes, mais qu’ils ont quand même pris un dernier coup pour la route".

Pierre Farge, avocat, rédige une thèse doctorale sur les paradis fiscaux http://pierrefarge.com/


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