La justice pénale vue par Eric Gilardeau

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Eric Gilardeau est avocat, professeur et auteur. Au cours de l'année 2011 il a publié deux ouvrages sur les récents bouleversements du droit pénal, "Au crépuscule de la justice pénale" et "A l'Aube du droit pénal utilitaire". L'occasion pour Le Monde du droit de lui poser quelques questions sur le sujet.

 Vous avez écrit deux livres début 2011, tous deux traitent de la fin de la justice pénale traditionnelle mais sous différents angles, pourriez-vous nous en parler un peu ?

Le premier "Au crépuscule de la justice pénale » concerne plus particulièrement la procédure pénale, tandis que "A l’aube du droit pénal utilitaire" parle du droit pénal substantiel.

Dans "Le Crépuscule …", je fais le lien entre une doctrine qui a été mise en place par Jeremy Bentham, l’utilitarisme qui a pour objet de mettre comme principe l’utilité au cœur des récentes évolutions de la procédure pénale.
La conséquence première est qu’on ne va plus respecter les principes qui existaient avant, par exemple la présomption d’innocence. Pour les utilitaristes il n’y a pas de principe absolu. Aujourd’hui, en vertu de l’utilitarisme on va privilégier l’aveu. On va passer un contrat avec la partie qui est concernée par les poursuites pour obtenir de celle-ci très rapidement la reconnaissance de sa culpabilité et contourner la présomption d’innocence.

Quant à "L’Aube du droit pénal utilitaire ", celui-ci concerne plus spécialement le droit pénal en lui-même et non plus la procédure pénale. Dans ce livre je suis parti plus encore au cœur de l’utilitarisme pénal,  quand cette doctrine est née et quelles sont les dérives qu’elle peut entrainer.  J’ai fait une comparaison avec Thomas Hobbes qui a développé l’idée que l’Etat doit avoir la mainmise sur les libertés par le biais d’un principe : les individus n’obéissent pas à une conscience morale mais obéissent à leur intérêt propre.
La doctrine utilitaire existe depuis le XIXème siècle est en train de triompher et je pense que d’ici très peu de temps on va en voir tous les effets.

Comment avez- vous choisi ce thème ?

Tout d’abord, je suis avocat, et de ce point de vue, je suis amené à connaître du droit pénal et de la procédure pénale. Et puis deuxièmement je suis maître de conférences donc j’ai  été conduit à développer ce que j’avais constaté  dans le cadre de  mon parcours professionnel. Je dispense un cours qui s’intitule  " Histoire des doctrines pénales ", mais je ne fais pas de l’histoire pure. Pour moi l’histoire doit servir le présent, or ces doctrines sont nées dans l’histoire, ce que j’ai voulu montrer afin  que mes étudiants aient une meilleure compréhension du droit pénal et de la procédure pénale. J’ai  rédigé ces livres au fur et à mesure.

Vous parlez beaucoup de la réforme de la procédure pénale dans " Le Crépuscule... " pourtant le projet est au point mort depuis que la CEDH a affirmé que le parquet n’était pas une instance judiciaire.

L’aspect  important, que  la CEDH vise, c’est le lien qui uni le ministère public au pouvoir exécutif en France
Le pouvoir exécutif justifie ce lien  par la légitimité qu’il tire de son élection démocratique au suffrage universel. Il estime qu’en tant que représentant du peuple, il a le droit de donner des instructions au procureur, pour déterminer une politique pénale nationale et qu’à ce titre là il faut absolument garder ce lien démocratique avec le ministère public.
Le problème c’est qu’à ce lien s’ajoute une logique qui va donner de plus en plus de pourvoir au ministère public. Il y a là un paradoxe, sauf à ce que le pouvoir exécutif fasse une réforme fondamentale qui consiste à donner un statut autonome au procureur de la république, la réforme de la procédure pénale ne pourra pas se faire. Tous les pays qui ont supprimé le juge d’instruction ont été conduits à créer un statut autonome pour le parquet. Ce qui est notamment le cas de la Suisse pour plusieurs cantons.

Selon-vous, comment faut-il repenser la justice ?

L’indépendance du parquet, mais aussi maintenir le juge d’instruction. Il est nécessaire parce qu’il est là pour être un arbitre entre le ministère public et la présomption d’innocence. Ce que je préconise, c’est de non seulement maintenir le juge d’instruction mais de multiplier les fonctions, de multiplier les greffiers. Ce qui veut dire un coût mais je crois qu’il y a des domaines a absolument mettre en avant : la pauvreté, l’éducation et la justice, peut être au détriment d’autres. Ça n’est pas en l’occurrence la voie suivie.

Je suis pour qu’on revienne au principe que toute infraction doit être soumise à un procès, un procès équitable, devant un juge avec un avocat et un accusateur. Un procès en bonne et due forme mais qu’on ne fasse pas des contrats, que l’on n’oblige pas les gens à reconnaitre leur culpabilité.

La loi introduisant la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité est faite pour que personne ne refuse : soit vous allez au procès vous expliquer en public et en risquant une peine plus lourde, soit vous acceptez une peine légère sans passer devant un public. Et bien à l’issue d’un calcul utilitaire, vous acceptez le contrat, même si vous êtes innocent. Ça induit que nos libertés fondamentales sont reniées petit à petit. Mais les gens ne font pas  vraiment la différence entre ce qui était leur liberté initiale et les droits restreints dont on leur fait bénéficier.

Selon moi, quelle que soit la couleur politique de nos gouvernants, la conception utilitariste a tellement pénétré l’esprit de ceux-ci  qu’il  nous faut être vigilant en tant que citoyen.


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