Décision Apple : une étape supplémentaire vers l’harmonisation fiscale

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L’affaire jugée par la Cour de Justice de l’Union européenne est fameuse en ce qu’elle mêle un État européen, l’Irlande, une société américaine, Apple, et toutes les institutions européennes, de la Commission à la Cour de Justice. Elle est complexe mais peut être simplifiée sans être dénaturée en quelques lignes.

Apple avait constitué à partir des années 1980 des structures en Irlande en charge de fabriquer et de vendre ses produits en Europe. Une forte proportion du profit réalisé sur ces ventes étaient attribuable aux droits de propriété intellectuelle afférents aux produits de la marque Apple. Ces droits étaient juridiquement détenus par deux sociétés du groupe, ASI et AOE qui, bien que constituées en Irlande, n’étaient pas résidentes fiscales de cet État et n’y étaient donc pas imposables. Les ventes étaient de leur côté assurées par les succursales des deux sociétés irlandaises. Après une analyse des fonctions exercées par les succursales et par les sociétés ASI et AOE, les autorités fiscales irlandaises avaient considéré, dans deux décisions (rulings fiscaux) prises en 1991 et 2007, que les bénéfices attribuables aux succursales pouvaient être déterminés par rapport à leur coût d’exploitation (par définition assez faible) sans prendre en compte la partie des profits afférente à l’exploitation des licences de propriété intellectuelle (par définition importante) consenti par Apple Inc. aux sociétés ASI et AOE. La mécanique mise en place aboutissait dès lors à une imposition très réduite des profits réalisés par Apple en Europe sur la vente de ses produits, qui n’étaient finalement taxés ni dans les succursales, ni dans les filiales, ou du moins dans des proportions extrêmement faibles.

La Commission européenne s’est émue de cette situation en 2013 et, dans une décision du 30 août 2016, après avoir relevé que les rulings des autorités fiscales irlandaises aboutissaient à une affectation artificielle des bénéfices tirés des licences aux filiales ASI et AOE, et non aux succursales qui disposaient seules des moyens pour les exploiter, a considéré que ces deux décisions étaient constitutives d’une aide d’État accordée par l’Irlande à Apple, contraire au droit de l’Union européenne.

L’affaire a été portée devant le Tribunal de Justice de l’Union Européenne qui, dans un jugement en date du 15 juillet 2020, a annulé la décision de la Commission dans son intégralité. Le débat portait sur la question de savoir à quelles entités les profits afférentes à l’exploitation des droits de propriété intellectuelle devaient être attribués : en Irlande dans les succursales, ou ailleurs (pour ne pas dire nulle part) dans les filiales ASI et AOE. C’est cette dernière solution qui a été adoptée par le Tribunal au motif principal que la Commission n’avait pas démontré que les succursales contrôlaient et géraient en réalité les fameuses licences.

Ce jugement vient d’être cassé par la CJUE dans son arrêt du 10 septembre dernier. Le raisonnement adopté par la Cour, et qui rejoint celui mené par la Commission, s’appuie sur une analyse précise des fonctions exercées respectivement par les filiales et par les succursales. Elle constate, dans une approche factuelle et après une analyse fonctionnelle classique en matière de prix de transfert, que ASI et AOE, à l’époque des faits litigieux, n’exerçaient pas de fonctions actives ou critiques dans la gestion des licences et qu’elles n’en assumaient donc pas, en réalité, les risques ; à l’inverse, la multiplicité et le caractère central des fonctions exercées par les succursales en faisait les véritables décisionnaires sur ces droits et, partant, leur donnait le droit de percevoir la quote-part des profits afférente à l’exploitation des licences. 

Apple se trouve donc désormais dans l’obligation de reverser 13 milliards d’euros à l’Irlande. Si cette décision peut être comprise, il nous parait important de rappeler que ce n’est pas Apple qui est ici sanctionné mais bien l’Irlande pour avoir méconnu, dans les rulings, les règles qui régissent les relations fiscales normalement applicables entre sociétés liées. Par cette décision, la Cour semble entériner le principe selon lequel les États ne pourraient pas adopter au sein de l’Union européenne des principes qui s’écarteraient abusivement des règles fiscales adoptées au niveau mondial. C’est une étape supplémentaire qui est franchie dans l’adoption de règles communes qui s’imposent à tous les États. Même si l’avocat général Giovanni Pitruzzella souligne dans ses conclusions que la concurrence fiscale entre États n’est pas interdite, il n’en demeure pas moins que cet arrêt s’inscrit dans la lignée des mesures prises au niveau européen pour uniformiser les règles fiscales et construire un cadre fiscal commun aux États membres. Margrethe Vestager, Commissaire à la concurrence, s’est d’ailleurs félicitée du changement d’état d’esprit et d’attitudes que les investigations de la Commission ont causés au sein des États membres. Elle a cependant rappelé que les pratiques de planification fiscale agressive sont encore répandues en citant l’Irlande, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Belgique avant d’annoncer que la Commission poursuivra ses travaux sur la concurrence fiscale dommageable et la planification fiscale agressive.

Philippe de Guyenro, avocat associé chez Eversheds Sutherland et Léa Louvradoux, Eversheds Sutherland 


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