Baux commerciaux et état d’urgence sanitaire : commentaire des arrêts de la Cour de cassation du 30 juin 2022

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Le 30 juin 2022, la Cour de cassation a rendu 3 arrêts répondant à la question de la légitimité du défaut de paiement des loyers commerciaux pendant les périodes de confinement. Elle a estimé que « La mesure générale et temporaire d'interdiction de recevoir du public n’entraîne pas la perte de la chose louée et n’est pas constitutive d'une inexécution, par le bailleur, de son obligation de délivrance. Un locataire n’est pas fondé à s’en prévaloir au titre de la force majeure pour échapper au paiement de ses loyers ». Analyse de Margot Lacoste et Christophe Sciot-Siegrist, avocats chez Eversheds Sutherland.

Par trois arrêts du 30 juin 2022 (n° 21-19.889, 21-20.127 et 21-20.190), la Troisième chambre civile de la Cour de cassation se prononce sur la question de l’exigibilité des loyers échus pendant l’état d’urgence sanitaire lié à la Covid-19.

Ces arrêts dit « de principe » ont été sélectionnés par la Juridiction suprême parmi une trentaine de pourvois, afin de dégager des lignes directrices en réponse aux principaux arguments avancés par les preneurs pour tenter d’échapper au paiement des loyers échus pendant cette période

Cette prise de position était très attendue par le marché depuis mars 2020.

En effet, si les ordonnances n° 2020-306 et 2020-316 du 25 mars 2020 neutralisaient les sanctions contractuelles liées à l’inexécution par les preneurs de leur obligation du paiement des loyers échus pendant les périodes de fermeture des commerces, elles ne leurs accordaient pas pour autant le droit d’en suspendre le paiement.

Premier argument invoqué : l’article 1722 du Code civil qui prévoit une diminution de loyer ou la résiliation du bail en cas de perte de la chose louée.

La Cour a déjà accepté par le passé que l’impossibilité pour le preneur d’utiliser les locaux loués conformément à la destination prévue au bail, puisse être assimilée à une « perte » de la chose (Cass., civ. 3e, 8 mars 2018, n° 17-11.439). Or, les pouvoirs publics ont interdit aux commerçants de recevoir du public en période de crise sanitaire.

La Cour refuse d’assimiler cette interdiction à une perte de la chose. Elle considère que cette mesure était générale et temporaire, avec pour seul objectif de préserver la santé publique, et était sans lien direct avec la destination contractuelle des locaux loués.

Elle ne se prononce cependant pas sur le point de savoir si la perte doit être strictement matérielle, ou peut également être juridique.

La Cour rejette également le deuxième argument selon lequel l’impossibilité pour le preneur d’exploiter les locaux loués selon leur destination contractuelle, constitue un manquement du bailleur à son obligation de délivrance prévue à l’article 1719 du Code civil.

Elle confirme ainsi sa jurisprudence selon laquelle l’impossibilité d’exploiter suite à l’interdiction faite par les pouvoirs publics, n’est pas imputable au bailleur (Cass., civ. 3e, 22 mars 2018, n° 17-17.194).

Elle ajoute qu’en l’absence de stipulations contractuelles particulières, le bailleur n’est pas tenu de garantir la commercialité des locaux.

Le preneur n’est donc pas fondé à se prévaloir de l’exception d’inexécution (article 1219 du Code civil) de son obligation de payer le loyer.

Troisième argument : la force majeure.

A ce titre, la Cour retient que le preneur empêché d’exploiter la chose louée conformément à sa destination contractuelle, est en réalité privé d’une prestation dont il est créancier. Il ne peut donc pas invoquer la force majeure pour suspendre le paiement des loyers (Cass. civ. 1e, 25 novembre 2020, n° 19-21.060), celle-ci ne pouvant être soulignée que par le débiteur de l’obligation.

Elle rappelle sa jurisprudence selon laquelle une obligation de paiement d’une somme d’argent n’est pas « impossible » au sens de l’article 1218 du Code civil (Cass., com., 16 septembre 2014, n° 13-20.306).

Enfin, l’appréciation in concreto par les juges du fond de la bonne foi des parties à l’article 1104 du Code civil dans l’exécution de leur contrat échappe au contrôle de la Cour.

Cependant, la Cour approuve une cour d’appel dans l’une des espèces, de retenir la bonne foi du bailleur qui a (vainement) proposé un report du loyer.

Globalement, ces arrêts sont donc favorables aux bailleurs.

A noter qu’ils ont été pris à la lumière d’une note du Ministère de l’économie, des finances et de la relance versée aux débats, qui souligne que jusqu’à 45% des commerces ont été fermés durant la crise sanitaire, totalisant une immobilisation de plus de 3 milliards d’euros de loyers et charges locatives pour les bailleurs.

Cette note relève aussi que de leur côté, les preneurs ont bénéficié de plusieurs dispositifs d’aide, dont le fonds de solidarité, l’aide loyers et l’aide aux coûts fixes.

Sauf à résoudre amiablement le différend qui les opposent à leurs bailleurs (par la rédaction d’un avenant prévoyant des reports, des paliers ou des franchises de loyers par exemple), les preneurs ne pourraient donc bénéficier d’aucune exonération de leurs loyers.

Il reste d’autres arguments à invoquer, mais la bonne foi n’a peut-être pas dit son dernier mot, en fonction des faits de chaque espèce : quelle est la nature des locaux ? y a-t-il de la vente à emporter ? du click and collect ? de quel type de preneur s’agit-il ? quelle est sa situation financière ? et ses demandes ? etc.

Quant aux autres, ils envisagent déjà d’engager la responsabilité de l’Etat…

Margot Lacoste et Christophe Sciot-Siegrist, avocats chez Eversheds Sutherland


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