Déposer sa marque en son nom propre, est-ce une évidence ou la conséquence éventuelle d’un choix très réfléchi ?

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Eric Schahl, membre du cabinet InlexEric Schahl, membre du cabinet Inlex, analyse les différents raisonnements existant en amont du dépot de marque.

La plupart du temps les dépôts de marques sont effectués avec spontanéité au nom personnel du porteur de projet, soit parce la structure juridique d’une société n’existe pas encore, soit parce que l’expert-comptable habituel pense que c’est un conseil malin pour garder un moyen de remonter des flux financiers à l’avenir.

Quels sont les paramètres à prendre en compte ? S’agit-il d’une non-question ? Quel sont les points de bascule entre les différentes options ?

Pour beaucoup d’intervenants, cette question du dépôt au nom personnel du dirigeant ou de sa société est une simple question de "cuisine juridique" qui ne devrait pas donner lieu à une longue analyse.

Nous ne partageons pas cette perception et voici quelques réflexions préalables au dépôt à titre personnel :

- Est-ce un dépôt pour prendre date ou est-ce que l’exploitation va commencer sans délai ?

Depuis les Règlements Communautaires n° 422/2004 du Conseil du 19 février 2004 et n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009, la contrefaçon de marque suppose un usage dans la vie des affaires.

Ce qui veut dire que le simple dépôt de marque ne constitue plus, à lui seul, comme c’était le cas par le passé, un acte de contrefaçon engageant la responsabilité de son auteur et donc faisant peser sur lui un risque financier. Voilà donc ne raison nouvelle qui ne permet pas de déconseiller le dépôt de marque au nom personnel du dirigeant.

Par ailleurs, il est à noter que le droit des marques est un droit chronologique et qu’il est donc préférable, dès que l’on a eu l’idée de sa nouvelle marque, de déposer pour prendre date et éviter de se faire doubler par un tiers qui aurait eu la même idée quelques temps après.

Il résulte a contrario des dispositions communautaires que, si l’exploitation est envisagée sans délai après le dépôt, cette exploitation fait peser sur le propriétaire de la marque le risque d’être attaqué en contrefaçon par le titulaire d’un droit antérieur. Dans cette hypothèse, le dirigeant est alors responsable des conséquences pécuniaires éventuelles sur ses biens propres.

Et, dans l’hypothèse d’un commerce en réseau, la société tête de réseau risque d‘être appelée en garantie par les franchisés et donc de devoir, elle-même, appeler en garantie le propriétaire de la marque. Bref, une responsabilité en cascade remontant jusqu’au dirigeant…

Dans cette hypothèse d’usage sans délai, il est donc souhaitable de faire une recherche d’antériorité préalablement au début de l’exploitation.

Pour mémoire, une bonne recherche d’antériorité couvre à la fois :

  • Les marques identiques et similaires
  • Les dénominations sociales (noms commerciaux, etc.) antérieures (au minimum à l’identique)
  • Les noms de domaine actifs antérieurs (au minimum à l’identique)
  • Les classes d’activités directement concernées par le projet ainsi que pour les produits considérés comme périphériques

- Pourquoi les spécialistes conseillent de faire la recherche d’antériorités avant le dépôt ?

Comme indiqué précédemment, le droit communautaire a changé la définition de la contrefaçon. Celle-ci est maintenant limitée à la reprise à l’identique d’une marque déposée antérieurement (même signe, mêmes activités).

Tous les cas où il y a une différence même faible de signes et/ou d’activités sont analysés comme des cas d’imitation pour lesquels le propriétaire du droit antérieur doit rapporter la preuve d’un risque de confusion.

Or, la preuve d’un risque de confusion suppose de prendre en compte une comparaison globale entre les signes, les circuits de distribution, le consommateur concerné (l’appréciation du risque de confusion diffère fortement, par exemple, s’il s’agit d’un consommateur moyen ou d’un professionnel averti).

En clair, si l’on connait les marques antérieures qui peuvent poser problème, l’on peut d’autant plus facilement "construire" son dépôt de marque pour limiter la proximité immédiate et donc optimiser ses chances d’argumenter sur l’inexistence du risque de confusion en cas de problème.

- Est-ce que ma fiscalité personnelle est avantageuse du fait de revenus de licence par opposition à des dividendes ?

Voici une question qui est, bien entendu, à poser à son avocat fiscaliste ou son expert-comptable ! Mais, il est bien évident que, si l’intérêt de déposer à titre personnel est d’optimiser ses revenus, il faut se livrer à un calcul personnel pour vérifier que cela est bien le cas.

Par expérience, l’on voit que la conclusion sur cette question dépend de la situation propre à chacun (marié ou non, en séparation de biens ou non, avec enfants ou non, etc.) ainsi que des décisions politiques du moment (favorisant ou non les revenus du travail ou du capital).

- Est-ce que ma structure d’exploitation a les moyens de me payer des redevances ?

Les raisons qui peuvent pousser au dépôt à titre personnel sont au nombre de deux :

  • Avoir une source de revenus complémentaire et différente d’un salaire ou d’un dividende
  • Détenir un actif qui permettra de mieux valoriser à terme son patrimoine personnel

Si la société est toute nouvelle, généralement l’essentiel de ses revenus doit être dirigé sur le développement commercial. Elle n’a donc, le plus souvent, pas les moyens de payer une redevance sur son chiffre d‘affaires (sauf à dégrader le bilan financier, ce que les partenaires financiers n’apprécient guère…).

Reste l’objectif du patrimoine personnel à terme, mais cela vaut-il le risque immédiat d’être responsable sur ses biens propres en cas de problème ? L’on peut en douter.

- Faut-il faire attention ne pas créer un cas d’ABS (abus de biens social) ?

Il est bien évident que si le dépôt de marque est effectué par le dirigeant en son nom propre, cela doit être fait :

  • Avec ses deniers personnels
  • Et présuppose que la société n’ait pas encore été créée avec cette dénomination sociale

A défaut, l’on se situerait dans un cas d’abus de bien social. Il est donc primordial que les frais liés la création de la marque (dépôt à l’INPI mais aussi de recherche d‘antériorité, de designer extérieur pour un logo, etc.) soient bien assumés par le dirigeant (quitte à être couverts – et non remboursés - dans le cadre des redevances que la société devra verser.

Et il faut aussi que le bon timing soit respecté à avoir matérialisation es droits dans le patrimoine du dirigeant avant un début d’exploitation par la société.

- Est-ce que je souhaite, à terme, valoriser ma société (pour faire entrer des capital-risqueurs ou la vendre par exemple) ?

Voici une question importante à se poser avant de choisir la voie du propriétaire des droits !

Car, si mon objectif à courte terme est de rechercher des investissements extérieurs, ceux-ci souhaitent généralement que les droits de propriété industrielle se situent dans la structure dans laquelle ils investissent.

Et si ce sont de simples associés que l’on cherche, il faut se préparer à répondre, à l’avance, à leurs questions sur la justification des choses (car toutes les redevances versées au dirigeant propriétaire vont amoindrir la capacité de la société à générer des bénéfices).

- Est-ce que le droit des marques a des spécificités ?

La réponse est oui sans discussion aucune ! Quel impact a le fait que le dépôt soit effectué au nom du dirigeant ?

A titre d’exemple, la protection internationale d‘une marque est souvent réalisée via une Convention Internationale, l’Arrangement de Madrid, gérée par l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) située à Genève.

Or, l’une des conditions de ce système de dépôt de marque est que la marque de base soit réalisée dans le pays d’origine du déposant, pays d’origine qui doit être membre de cette Convention Internationale.

Si le dépôt français initial est effectué par le dirigeant qui réside en France, il est qualifié pour bénéficier de cette Convention Internationale (qui est très intéressante au niveau des coûts).

Mais si le dirigeant décide par la suite, pour des raisons qui lui propres notamment fiscales, de s’installer dans un pays "attractif", il doit alors être très vigilent au fait que le pays en question soit bien adhérent de cette Convention. A titre d’illustration, les Iles Vierges, les pays du Moyen Orient (dont Dubaï) Jersey ou Guernesey n’en sont pas membres.

Le risque d’un tel déménagement serait donc de perdre immédiatement sa protection internationale de marque…

Au final que retenir ?

- Que déposer à titre personnel peut, tout à fait, être un choix pour prendre date en attendant de décider de l’exploitation et/ou de la création d’une structure juridique
- Que si l’on recherche un avantage fiscal immédiat ou à terme, cela suppose de s’entourer de techniciens du domaine (fiscaliste, expert-comptable, conseil en propriété industrielle)
- Qu’il est impératif de faire une vraie recherche d’antériorité avant toute exploitation
- Que généralement il est plus habile de faire son dépôt de marque après la recherche d’antériorité pour "construire" son dépôt
- Que si l’on choisit de déposer en son nom propre, il faut bien respecter les patrimoines personnel et de la société et adopter le bon timing pour prévenir les risques d’ABS


Eric Schahl, membre du cabinet Inlex


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