Ugo Bernalicis : « Une justice maltraitée est une justice maltraitante »

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Le Monde du Droit a interrogé Ugo Bernalicis, député de La France Insoumise, sur le programme présidentielle de Jean-Luc Mélenchon en matière de Justice. L'élaboration de la 6ème Constitution de la République serait notamment accompagnée par une réforme du parquet, la consécration du principe de la collégialité des formations de jugement, la redéfinition des besoins et de l’exécution du budget de la justice, la participation directe des citoyens dans le fonctionnement judiciaire.

Que pensez-vous de l'état de la justice en France dont les professionnels du droit fustigent le manque de moyens ? 

Pour comprendre le débat relatif aux moyens de la justice, il faut au préalable avant même de commenter et d’analyser les évolutions des budgets, s’entendre sur l’état du service public de la justice et surtout apprécier les besoins des justiciables. 

Pour être clair, la situation est critique ! Et ce qui fait tenir actuellement le service public de la justice n’est que de l’abnégation des magistrats, greffiers, personnels administratifs, avocats, auxiliaires de justices, … Au cours de mon mandat de parlementaire, j’ai pris le temps non seulement d’échanger avec les professionnels de la justice, les justiciables, mais surtout, j’ai pu assister à des audiences civiles et pénales. J’ai pu ainsi constater l’isolement des magistrats, les piles de dossiers qui s’entassent et qui obligent une gestion mécanique au détriment d’une gestion humaine, la souffrance et l’incompréhension des justiciables, les logiciels qui ne fonctionnent pas, … 

J’ai vu les tensions dans le fonctionnement de ce service public de la justice et par voie de conséquence la dégradation très forte d’une des missions de cette institution pour moi qui est celle du rétablissement des droits des personnes et en particulier des personnes vulnérables. Je le dis souvent, une justice maltraitée est une justice maltraitante. 

Ce préalable est indispensable, car la question des moyens ne peut être décorrélée des missions que l’on entend assigner à la justice. Ainsi fait, il est incontestable qu'il manque des moyens, et tout est dit par les mobilisations actuelles. La communication du ministre est de fait d’une violence sans nom à l’égard de tous ces personnels. La dénégation d’un fait relève sur la forme d’un grand mépris et sur le fond d’une méconnaissance lourde et grave de l’institution. 

Du coup, je le dis clairement, il y a un déficit structurel de moyens financiers et de ressources humaines. Depuis des années, la gestion flux et la déstructuration des statuts des personnels accompagnent soit une baisse des moyens (si on se réfère à l’augmentation tant de la population que des besoins), soit une stagnation. Le budget “historique” du ministre ne comble pas l’écart abyssal qu’il existe avec les besoins des justiciables. Non, la justice n’est pas réparée. Le problème est que le ministère de la Justice, et ce constat est vrai pour tous les garde des Sceaux qui ont précédé l’actuel, ne dispose pas et ne veut pas disposer d’indicateur pertinent. Preuve en est par exemple le refus de la chancellerie depuis au moins dix ans d’avancer sur le référentiel de la charge de travail des magistrats, qui permettrait de constater le manque de poste. De Taubira à Dupond-Moretti les ministres successifs ont plus fermé les yeux qu’autre chose. 

Notre constat à la France insoumise se fonde tant sur les travaux de la Commission d’enquête que j’ai présidée que sur notre présence systématique sur toutes les questions justices depuis le début de la mandature. Les différents rapports de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) pointent les retards de la France en nombre d’effectifs tant de magistrats que de greffiers. Et ce n’est pas en dégradant les statuts comme le fait l’actuel ministre, qui emploie le terme méprisant de “sucres rapides”, que les juridictions pourront s’en sortir. Il y a un vrai plan de dégradation de la justice que le Gouvernement Macron poursuit, à la suite d’ailleurs des gouvernements Sarkozy et Hollande ! 

Je suis conscient d’ailleurs qu’il ne faut pas limiter l’analyse au fonctionnement de la juridiction elle-même. Les conditions d’exercice du métier d’avocat se dégradent globalement. De même, il y a de nombreuses associations partenaires de la justice, qui sont maltraitées par le fonctionnement de notre justice. Je pense aux associations de réinsertion, mais aussi celles qui agissent dans le cadre de la protection des majeurs. 

Pour finir, le constat est donc malheureusement non seulement bien posé, mais surtout profond ! Le service public de la justice est France est depuis trop longtemps dans un état de clochardisation. Pour en sortir, il faudra non seulement redonner de la dignité à l’ensemble des acteurs de la justice, mais aussi conduire un profond changement pour redonner un sens à cette institution indispensable pour les gens dans une République. 

Faut-il réformer l'institution judiciaire dans son ensemble ? Faut-il davantage de magistrats ? 

Bien sûr ! C’est d’ailleurs ce qu’on propose avec notre proposition de 6e République. Car on ne réforme pas la justice comme on réforme n’importe quelle institution. Je m’inscris en ce sens dans les pas des réflexions de Montesquieu, la justice est un pilier de la démocratie en ce sens qu’elle est l’expression même de l’effectivité des droits et libertés des individus. 

J’en profite d’ailleurs pour bien signifier qu’il faut bien réformer la justice “dans son ensemble”, c’est-à-dire prendre en compte la justice administrative ! Trop souvent mis de côté dans les réflexions politiques, le système actuel n’est pas satisfaisant. Je le dis pudiquement, mais il est clair qu’il faut garantir assez rapidement le statut des magistrats administratifs renforcer structurellement l’indépendance de cette justice administrative, dont le champ ne cesse de croître au gré de l’évolution de la lutte contre le terrorisme, le droit des étrangers ou le droit du travail. 

J’ai des difficultés avec la seconde partie de votre question. Sur le nombre de magistrats, je vous renvoie aux éléments de réponse que j’ai pu donner à la question précédente, c’est évident qu’il manque des magistrats. D’ailleurs, il en manque d’autant que nous souhaitons faire de la collégialité un principe de fonctionnement. Donc je dirai : à droit constant, il en manque mais encore plus avec ce qu’on propose dans notre programme.

Mais je profite de la brutalité de votre question pour rappeler qu’on ne peut pas avoir de magistrat sans greffier. Les réformes successives n’ont eu de cesse de fracturer les fonctions de greffes au profit d’ailleurs d’un recours accru à des personnels précarisés. Dans mon esprit, le greffier est un acteur majeur, il est l’assistant du juge et le garant de la procédure. Ces missions sont exercées au bénéfice des justiciables. Il est donc impératif de dire qu’il faut tout autant de magistrat que de greffier. 

Est-ce que les Etats généraux de la Justice lancés par Emmanuel Macron peuvent apporter des réponses selon vous au manque de moyens et au mal-être des magistrats, fonctionnaires de greffe ? 

Que ferez-vous des conclusions des Etats généraux de la justice ? 

Alors, vous me permettrez de répondre d’un bloc à ces deux questions. Mes réponses d’ailleurs vont être courtes, car il est temps d’arrêter de mépriser les gens : à la première, je dis “NON” et à la seconde, je dis “RIEN”. 

Ces états généraux personne n’en a été dupe, ils succèdent aux “chantiers de la justice” de Belloubet, c’est une énième opération de communication, qui a eu du mal à cacher le mépris à laquelle elle renvoie. Il faut bien comprendre que la tribune des magistrats et la mobilisation qui en a suivi sont une réaction en miroir à ces Etats généraux. Je ne vous parle pas des questionnaires orientés qui ont été adressés, dont les formulations renvoient à ce que je vous disais au début de cet entretien : on maintient cette justice de gestion de flux, de déjudiciarisation, … qui méprise la fonction humaine qui est selon moi au cœur de la justice. 

C’est l'archétype du fonctionnement de Macron, ces Etats généraux : un plan com’ orchestré d’en haut, de manière autoritaire et dont les conclusions sont rédigées à l’avance. Voilà, je ne suis pas dupe de ces méthodes, mais, j’enrage des conséquences pour les justiciables et les acteurs de la justice qui sont entraînés de force à y participer et dont la déception ne sera que renforcée. Si je voulais être taquin, je dirai que ce qui est évident c’est que le prochain ministre de la justice pour mener ses réformes devra tenir compte des dommages engendrés auprès des acteurs judiciaires. 

En définitive, quelles sont vos principales propositions en matière de justice ? 

Nos propositions sont déclinées dans notre programme l’avenir en Commun, mais aussi dans un livret thématique. C’est dire que la justice est un pilier essentiel de notre projet politique pour les Françaises et les Français. 

Je pense tout d’abord, à l’aspect institutionnel de la justice, car je ne peux avoir présidé une commission d’enquête sur l’indépendance de la justice sans évoquer les propositions que nous avons formulées. Même si d’un point de vue normatif, ces sujets renvoient essentiellement à notre proposition de 6e République, et devront donc être débattue pleinement dans ce cadre, il est nécessaire de sortir de l’impasse d’une institution judiciaire, soumise à des injonctions du pouvoir exécutif. Pour notre mouvement politique, l’indépendance revêt non l’autonomie voire l'autarcie, mais au contraire l’équilibre nécessaire entre la réalisation indépendante des missions de justice et le contrôle effectif et démocratique de celles-ci. Concrètement, cela passe par une réforme du parquet, la consécration du principe de la collégialité des formations de jugement, la redéfinition des besoins et de l’exécution du budget de la justice, la participation directe des citoyennes et citoyens dans le fonctionnement judiciaire (conseil de juridiction et juré populaire), … je me permets d'insister particulièrement sur la nécessité de réformer de fond en comble le conseil supérieur de la magistrature (CSM), de sa composition qui doit nécessairement être injecté d'une dose de démocratie, mais également en terme de moyens. Ce CSM rénové ou plus exactement renforcé doit devenir la pierre angulaire du service public de la justice, intervenant sur la détermination des besoins des juridictions, en tant qu'inspection générale, ... 

Ensuite et je veux insister sur ces points, car trop souvent, on réduit les propositions politiques au champ pénal, alors que près des trois-quarts de l’activité judiciaire relèvent du champ civil : affaires familiales, contentieux de copropriété, divorce, … 

Nos objectifs de réforme peuvent être représentés à l'aune de trois grands axes : 

Tout d’abord la Proximité de la justice. Après la casse des juridictions par Rachida Dati, après la suppression des juridictions d’instance par Belloubet, il faut rétablir un niveau juridictionnel de proximité non seulement pour certains petits litiges, tant en matière civile qu’en matière pénale, mais aussi afin d’assurer une couverture la plus complète du territoire et d’assurer à chaque justiciable l’accès au juge en un délai maximal moyen de 30 minutes par transport en commun ou privé. 

Cette proximité passe également par le renforcement de l’ancrage territorial des conseils départementaux de l'accès au droit (CDAD), dont il convient d’augmenter le budget afin de permettre le développement des antennes délocalisées en fonction des besoins des territoires, mais aussi en développant les conventions partenariales entre les CDAD et l’ensemble des professionnelles et bénévoles intervenants. 

Ensuite, l’accès à la justice. Il convient en premier lieu de revenir et de dénoncer deux phénomènes qui pour moi vont de pairs : la déjudiciarisation et les réformes visant à contraindre le recours au juge, symbolisées par le décret magendie. La déjudiciarisation a été un réflexe de gestionnaire au détriment des justiciables, car la seule lenteur organisée de la justice ne justifie pas systématiquement d’écarter le recours au juge. De même, le renforcement des contraintes formelles pour saisir le juge tant en première instance qu’en seconde instance n’ont pas d’autres objectifs que de démobiliser les justiciables et de lui restreindre l’accès au juge. 

Mais l’accès à la justice, c’est bien évidemment une nécessaire réforme de l’aide juridictionnelle pour sortir de l’indignité. Et il ne s’agit pas d’un seul ajustement paramétrique visant à relever les plafonds d’admission à l’aide juridictionnelle et à augmenter le montant de rémunération des avocats. La question d’étendre les champs de l’aide juridictionnelle de plein droit comme levier pour lutter contre les violences faites aux femmes, défendre les lanceurs d’alerte, … doit se poser. 

Je finis ce deuxième point en évoquant la question des actions de groupe, dont nous portons une volonté d’extension de son champ en l’intégrant à l’ensemble de la matière civile. 

Enfin la protection des personnes vulnérables, les enfants et les majeurs protégés en particulier. C’est l’un des défis majeurs de notre société auquel le service public de la justice doit répondre. En ce sens, il devra être conduit une réforme de la justice des enfants à rebours complet de ce qui a été mis en place au cours de cette mandature, afin de rétablir la primauté des principes de protection et d’éducation. Il s’agit également de conduire une réforme des majeurs protégés pour renforcer la spécificité de cette fonction et de cette juridiction en renforçant le concours de l’ensemble des services publics, en développant un accompagnement qualitatif des justiciables, en particuliers des aidants, et en soutenant les actions associatives de soutien. 

S'agissant du volet pénal, pour ne pas être trop long, je vous renvoie à nos travaux programmatiques (livret justice et livret sécurité). 

Pour le dire rapidement, la question pénale doit être traitée tant en raison des causes que des conséquences qu'elle génère. Notre système actuel n'est pas efficace pour lutter contre la récidive et au contraire il conduit à un ancrage des parcours. 

Aussi, nous proposons une déflation pénale et carcérale. Mon maître mot est la désistance et les réformes qu'il faut mener doivent avoir ce fil conducteur tout comme celui de la création d'un véritable statut pour les victimes. Nous supprimerons les procédures dégradées que dont les comparutions immédiates, nous ferons une réforme de l'échelle de peines en réintroduisant la peine de probation et enfin nous permettrons à chaque victime d'être accompagnée tout au long de leur parcours 

Voilà les principales mesures que je souhaitais développer en rappelant ce choix d’axer sur la justice civile et ces axes dans cet entretien, mais que notre programme l’avenir en commun prévoit de nombreuses propositions tant en matière pénale que pénitentiaire d'ailleurs, mais je ne crois pas qu’on me fera le procès compte tenu de mon implication sur ces sujets. 

Quelles sont vos propositions pour les professionnels du droit ? 

La question est vaste en réalité et pour moi, il est évident de prendre en compte un large spectre des professionnels du droit. 

Je pense en premier lieu aux associations. Leur travail est indispensable au fonctionnement de la justice. Cependant leur intervention ne peut être conçue comme une réduction des coûts d'une mission de service public. Il faut à l’évidence assurer une stabilité budgétaire, mais aussi un véritable contrôle par l’Etat. 

Autre oublié des débats politiques, je pense également aux officiers ministériels comme les huissiers et les notaires, dont il apparaît nécessaire de porter une réforme du statut. Sans être exhaustif, car chaque profession nécessitera non seulement des échanges avec les principaux concernés, mais aussi des développements spécifiques, il faut à la fois renforcer les missions de services publics qu’elles remplissent, mais aussi bien évidemment l’effectivité du contrôle des actes par l’Etat. Cela passera par des réformes de fond qui modifieront inévitablement les statuts de chacune de ces professions. 

S’agissant des fonctions judiciaires, comme je vous l’ai indiqué, nous dénonçons une réelle précarisation autour de la fonction de juger. Il est donc nécessaire de renforcer les statuts et les rémunérations, pour l’ensemble des fonctions de greffe mais aussi pour les magistrats. Il faudra aussi nécessairement un plan de recrutement pour les contractuels, dans cet objectif de lutte contre la précarité et non pour développer ce type de recrutement. Il est aussi nécessaire selon nous de clarifier les fonctions administratives au sein des juridictions avec des personnels administratif et un directeur de greffe de pleine compétence. 

Enfin, s’agissant de la profession d’avocat, nous sommes conscients du carrefour dans lequel se situe la profession. Il y a deux défis principaux qui selon se dessinent. Tout d’abord les legaltech, qui modifient de fait les activités de conseil, mais aussi judiciaires et d'autre part une tentation libérale, visant à fracturer le statut de la profession d’avocat. À notre sens, il est indispensable de consacrer le rôle des droits de la défense dans notre démocratie, et par voie de conséquence, il sera nécessaire d’entamer avec les institutions représentatives une réforme afin de garantir l’indépendance des avocats.

Propos recueillis par Léa Verdure et Arnaud Dumourier

Voir aussi : Ténors du Droit - Présidentielle 2022 : Ugo Bernalicis présente les propositions de Jean-Luc Mélenchon en matière de justice


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