Pratique du droit : la technologie à la barre !

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Stéphane LarrièreL’introduction de la technologie des robots, drones, intelligence artificielle, plateformes et des algorithmes alimentés par le big data, bouleverse la pratique des métiers du droit et questionne tant leur utilisation que les fondements méthodiques, sur lesquels elle repose.

Ce n’est plus de la science-fiction. Un cousin d’Hal 9000, l’ordinateur du vaisseau Discovery One du film 2001 l’Odyssée de l’espace va venir épauler les avocats du cabinet BakerHostetler en droit des faillites. La nouvelle fait « le buzz », comme on dit, dans la presse et sur la planète des métiers du droit. La prédiction devient réalité. Certains annoncent depuis longtemps ce changement par l’introduction de la technologie dans nos métiers (Julie Sobowale, How artificial intelligence is transforming the legal profession, Aba Journal, 1er avril 2016). Ils nous alertent à propos de la nécessaire mutation qu’elle emporte et leurs conséquences sur l’économie du droit (The Boston Consulting Group, Bucerius Law School, How Legal Technology Will Change the Business of Law, janvier 2016). Si certains se réjouissent de cette soudaine introduction cybernétique dans l’univers feutré de nos métiers, d’autres s’en émeuvent ou s’insurgent : « comment ces prestations, intellectuelles s’il en est, peuvent être confiées à la machine, fut-elle intelligente, ou encore faire l’objet d’une automatisation » ? Il semble pourtant que le temps ne soit plus à la plaidoirie tant le phénomène technologique s’impose au droit, comme le décrivent Daniel et Richard Susskind (Daniel & Richard Susskind, The future of the professions, How technology will transform the work of human experts, Oxford, 2015, p.66 et 104). Face à l’accélération des échanges, l’impatience des clients ultra-connectés et la pression sur les prix, il n’est donc pas d’autre choix que celui de concilier la pratique du droit et la technologie.

Dès lors, robots, drones, intelligence artificielle, plateformes et algorithmes tous alimentés par un big data omniscient, viennent compléter les traditionnelles batteries de codes et de jurisprudences. Tout se passe comme si l’insertion de ces outils opérait une mutation de la pratique du droit, enrichissant le juriste de nouvelles « prothèses », qui le transforment en un « juriste augmenté ». Il n’est pas question de verser ici dans le transformisme ni de plaider l’avènement d’un être hybride juriste-machine, mais de regarder les choses, ou, devrions-nous dire, les données (les « data » !) en face : le juriste augmenté est ce praticien du droit, secondé de manière consubstantielle, dans la résolution du problème juridique, par la combinaison dynamique de l’algorithme, de la machine, avec un savoir actualisé en continu grâce aux données du big data. Par le jeu couplé d’une complétude d’informations collectées au fil de l’eau et d’une capacité exponentielle d’analyse rendue possible par les algorithmes, les facultés du juriste apparaissent décuplées. L’objectif est triple : anticiper les appréhensions, optimiser les actes et sécuriser les actions ; en bref, il s’agit de repousser plus loin l’incertitude de la décision, voire de guider plus sûrement encore cette prérogative suprême de l’exercice de responsabilité professionnelle et managériale, dans l’analyse de ses conséquences et le pilotage de son risque.

A propos de cet usage de la technologie dans nos métiers, se pose la question de la fiabilité et de la confiance sur lesquelles repose l’exercice du conseil et de la décision. La technologie bénéficie désormais d’aprioris favorables. Elle offre, par le jeu des réseaux et du big data, un accès immédiat à une connaissance juridique numérisée complète, actualisée et pertinente : lois, jurisprudences, avis, précédents, consultations et autres doctrines sont autant d’informations disponibles qui peuvent ainsi, en temps réel, être collectées et analysées de par le monde. Sur requête, l’information recherchée est alors restituée par la formulation d’une suggestion guidée, ou bien d’une réponse adéquate au cas posé. Elles interviennent dans un format prédigéré et affiné, grâce aux corroborations des systèmes computationnels réalisées avec le concours des algorithmes. Disponibilité, temps réel, complétude sont les maîtres-mots de cette technologie, au point de s’interroger, à l’instar de Jacques Ellul, sur le besoin de juristes si « en face de l’homme, il y a un autre être capable de faire tout ce que faisait l’homme avec plus de rapidité d’exactitude, etc. » (Jacques Ellul, le Système technicien, Le Cherche Midi, 1977, p.105). En un mot, dans le conseil ou la prise de décision juridiques, l’attitude naturelle pourrait tendre vers ces réactions : « regardons ce que nous suggère la machine », « écoutons ce que nous disent les résultats des données brassées par l’algorithme », « laissons faire le robot et voyons ce que ça donne »…

Mais, laisser ainsi la main à la machine, n’est-ce pas lui consentir une sorte de licence implicite pour, en lieu et place du juriste, décider, interpréter, suggérer et orienter, sur la base de solutions présumées fiables car inscrites dans une véracité de données juridico-statistiques ? Ainsi s’immiscerait implicitement, une sorte de pratique du droit « déléguée » à la technologie, par un jeu de dépossession du juriste praticien. Car, si la technologie réalise une extension de ses capacités d’analyse et d’entendement, cette extension n’est pas maîtrisable par lui, tout simplement parce que, par essence, elle lui échappe : elle excède ses facultés d’appréhension de certaines réalités insaisissables et de calcul ; elle excède aussi sa compréhension des codes digitaux et elle le contraint à une confiance a priori en elle-même. La technologie supplante ainsi le droit, par un « code qui fait sa loi » (Lawrence Lessig, Code Is Law, On Liberty in Cyberspace, Harvard magazine, 2000) et par des données d’un big data omniscient (Viktor Mayer-Schönberger, Kenneth Cukier, La révolution des données est en marche, Robert Laffont, 2014, p. 25), qui lui confèrent une sorte de pouvoir performatif, pouvant laisser le juriste au bord du chemin… Là, pourrait résider le danger d’une « ubérisation » du droit (Ubérisation du droit… et ainsi naquit le juriste digital, www.laloidesparties.fr, 28 janvier 2016): dans le conseil ou la prise de décision qui reposerait seulement sur la machine et le comportement des données corroborées du big data. Ainsi, par exemple, tout se passerait comme si la décision d’une stratégie contentieuse se fondait sur la continuité logique de la jurisprudence constante, établie à partir du seul résultat total et exhaustif des décisions judiciaires produites par la machine, sans prendre en compte la réalité factuelle de la situation de droit. Une telle pratique serait éthérée. Car, le fait de tirer des conclusions d’un très grand nombre de données corroborées, même si ces dernières sont exhaustives ou complètes, conduit à une décision établie sur une base inductive, qui relève plus du « signal » que de la rationalité causale. Or c’est cette dernière, qui pourtant, en liant les faits et les évènements à leurs causes, valide la décision de droit ! S’en tenir à la machine et aux données pour réduire la marge d’inconnues sans mise en balance réflexive, c’est courir le risque de substituer au raisonnement juridique, une intuition déductive fondée sur des flux de données. Quel droit peut surgir de ce « coup de data permanent » ? Quelle vérité juridique peut ainsi valablement naître d’une situation « inter médiée » par des données collectées selon une logique propre située en dehors de tout droit et qui lui échappe ? Une vérité qui ressemble sans doute à celle de ces hommes prisonniers, assis et enchaînés dans la caverne de Platon, qui derrière le feu ne savent pas distinguer les objets réels de leurs ombres projetées par d’autres hommes dont ils ne soupçonnent même pas l’existence (Platon, La République, Livre VII, 514a1-517a7)…
Des données comme des ombres...

Stéphane Larrière,  Directeur Juridique Atos en charge des Achats Groupe et des Alliances,  Auteur du Blog www.laloidesparties.fr

Plume argent technologie a la barreCet article a été primé Plume d’argent 2016 aux Plumes de l’économie et du Droit dans la Catégorie Prospectif ou Innovation Juridique.


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