Violences faites aux femmes : la délicate question de la qualification pénale du féminicide

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A l’occasion de la clôture du Grenelle contre les violences conjugales lancé début septembre et de la journée contre les violences faites aux femmes, le barreau de Paris, conjointement avec ONU Femmes France, a organisé le 25 novembre 2019 un colloque. Y était notamment discutée l’épineuse question de l’introduction du féminicide dans le code pénal.

« Aux échecs, on peut très bien gagner en ayant perdu sa reine. En revanche sans le roi ce n’est pas possible. Aujourd’hui nous sommes en 2019, malheureusement les règles du jeu n’ont pas tellement changé, malheureusement ce n’est pas un jeu, et malheureusement l’échiquier c’est la France. » Ce constat alarmant, Sophie Soubiran, avocate, n’est pas la seule à le faire. Depuis le début de l’année 2019, le collectif de bénévoles « Féminicides par compagnons ou ex » a décompté 138 féminicides en France. Le débat fait irruption dans la sphère publique : après avoir organisé une concertation début septembre, le gouvernement a annoncé, le 25 novembre, une série de mesures destinées à endiguer le fléau. Le même jour, à la maison du barreau, quatre juristes ont discuté de la qualification pénale du féminicide.

Pourquoi codifier pénalement le terme de féminicide ?

La France dispose d’outils juridiques pour lutter contre les violences faites aux femmes.

La Convention d’Istanbul est le premier instrument juridique international contraignant, rappelle Françoise Brié, membre du Grevio et directrice de la fédération nationale solidarité femmes. Ratifié par 34 Etats, l’accord leur impose une obligation de moyens et pénalise bon nombre de violences, y compris économiques et psychologiques. S’il ne définit pas spécifiquement le terme de féminicide, il en cerne l’essence même : le genre.

D’autres outils juridiques nationaux existent, notamment trois circonstances aggravantes en droit pénal : la première est générale (dans le cas où « l'infraction est commise par le conjoint, le concubin ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité ») ; la deuxième s’applique en cas de vulnérabilité de la victime ; la troisième dans le cas où l’infraction est commise à raison du sexe. Sophie Soubiran souligne tout de même le manque de recul jurisprudentiel sur cette dernière.

Pourquoi, alors, introduire le féminicide dans le code pénal ? D’après Mar Merita Blat, vice-présidente d’ONU femmes France, il existe certes en droit français un arsenal juridique très développé, mais il est très peu utilisé. L’avocate note plusieurs dysfonctionnements : le droit pénal étant d’application stricte, les preuves de violences sont difficiles à apporter. Plus encore, les circonstances aggravantes ne sont pas cumulables. Les deux juristes en arrivent à la même conclusion : ces outils ne sont pas satisfaisants.

ONU femmes France et 9 associations ont donc publié un document collectif proposant de reconnaître en droit français le féminicide en tant que crime autonome et de créer une juridiction spécialisée qui permettrait de centraliser les poursuites. Le féminicide se définirait juridiquement comme « Le meurtre d’une femme et/ou d’une fille du fait d’être une femme ou une fille, ou d’être perçue comme telle. » La coalition considère que l’auteur peut être tant un homme qu'une femme. La victime ne peut être en revanche qu’une femme ou une personne ayant l’apparence, réelle ou supposée, d’une femme. Les travaux ont également mené à une typologie de féminicides qui établit une distinction entre féminicide intime, non intime public et non intime non public.

Qu’apporterait concrètement cette qualification pénale ? Une infraction autonome permettrait, selon les conclusions du groupe de travail, d’afficher le comportement violent comme portant atteinte à la valeur fondamentale qu'est le droit à la vie. Elle éviterait également une neutralité du droit pouvant favoriser des comportements inégalitaires dans les faits. D’autres avantages, en vrac : cesser de minimiser la gravité des violences conjugales et d’en tolérer les prémices ; éviter la présomption de mensonge, meurtrière ; ne pas remplacer le féminicide par le crime passionnel. Sophie Soubiran souligne le rôle de la pragmatique du discours : « Il est nécessaire de nommer les choses de manière spécifique pour réussir à les analyser, les mesurer, agir en conséquence et y consacrer les moyens nécessaires ».

Une proposition à prendre avec des pincettes

Cette proposition de qualification pénale du féminicide est cependant loin de faire l’unanimité. Si Charlotte Beluet promeut l’emploi du terme dans sa dimension communicative, elle s’oppose à son introduction dans le code pénal.

La procureure d’Auch explique : « L’homme ne tue pas parce que c’est une femme mais parce que c’est SA femme, donc il tue moins en raison du sexe qu’en raison du genre. Notre société patriarcale est une société de rapports de pouvoir et de domination. Le féminicide est surtout un crime de possession. » La juriste ne perçoit pas les apports de cette qualification pénale : « En parler ? On en parle déjà. Augmenter la répression ? On a déjà des outils. » Plus encore, elle créerait pour elle un « fantôme juridique » qui exclurait les autres victimes de ce fléau que sont les enfants. Symboliquement enfin, intégrer le féminicide dans le code reviendrait à placer les femmes dans une posture, par définition, de victime, ce qui, pour la féministe, pose problème à l’heure de l’émancipation féminine.

Dernier écueil, constitutionnel cette fois : qualifier le féminicide pénalement est susceptible de porter atteinte aux principes d’universalité du droit et d’égalité des citoyens devant la loi. Il est toutefois également possible de considérer que les meurtres des femmes pour le fait d’être une femme sont des crimes que seules les femmes connaissent. La rupture d’égalité devant la loi justifierait alors la qualification. « La question constitutionnelle sera passionnante à régler », conclut Sophie Soubiran.

Alice Magar


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