L’avenir de la politique de concurrence en Europe se joue actuellement à deux niveaux, par des propositions de réforme globales et un ensemble de modifications des principaux pans du droit européen de la concurrence. Explications par Joseph Vogel, avocat fondateur, Vogel & Vogel.
1. Les réflexions stratégiques
Deux rapports récents sur la situation et l’avenir économique de l’Europe analysent notre décrochage par rapport à la Chine et aux États-Unis et les voies d’actions générales pour y remédier, le rapport Letta d’avril 2024 et le rapport Draghi de septembre 2024. Ils invitent à être pro-actif et contiennent quelques réflexions sur la politique de concurrence à mettre en œuvre. Le rapport Letta n’écarte pas des consolidations industrielles au niveau européen et national, notamment dans les télécoms. Celle-ci est indispensable puisqu’en Europe le marché est fragmenté : 100 opérateurs télécoms alors qu’il n’y a que 4 gros opérateurs aux États-Unis et 3 en Chine. Le rapport Letta recommande aussi l’adoption d’un Code européen des affaires uniforme car le marché unique ne peut pas fonctionner avec 27 législations différentes en droit des affaires et propose de légiférer en priorité par voie de règlement, ce qui est tout à fait judicieux. Le rapport Dragghi propose lui aussi de mieux souligner le poids de l’innovation et de la concurrence future dans les décisions de concentration pour favoriser l’émergence de champions européens mais d’autres propositions du rapport convainquent moins : la régulation ex post et les New Competition Tools pour contrôler directement la concentration du marché porteraient atteinte à la sécurité juridique des entreprises alors que celle-ci est non seulement une valeur mais aussi un puissant facteur d’efficience économique.
2. Les réformes du droit positif de la concurrence
Il convient d’espérer que l’appel à l’action de ces deux rapports dynamisera l’ensemble des réformes en cours.
S’agissant de la procédure, le règlement 1/2003 vient de faire l’objet d’une évaluation dévoilée début septembre. La plupart des observateurs considèrent que la réforme initiée par le règlement a été globalement positive. Mais le règlement qui a 20 ans doit à présent être aménagé. Il a été pensé dans un univers papier alors que l’économie s’est digitalisée. Il faut donc revoir les procédures pour les adapter. Il faut aussi prendre en compte qu’en 20 ans, le droit de la concurrence est devenu un droit de compliance que les entreprises doivent intérioriser en procédant à l’auto-évaluation de leurs pratiques et en mettant en œuvre des mesures de conformité. Cela implique nécessairement, mais l’évaluation n’est pas en ce sens, une reconnaissance de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise, sans quoi ils ne peuvent effectuer leur travail. Cela implique aussi une extension de la confidentialité des correspondances avocat-client à toutes les consultations et pas seulement celles pour en vue de la défense.
Sur le fond, un nouveau projet de Lignes directrices sur les abus d’exclusion vient également d’être publié, introduisant des présomptions d’abus. Ces présomptions ne sont pas conformes à la jurisprudence de la Cour de justice en matière d’accords d’exclusivité. Dans ses arrêts Intel et Unilever, la CJUE a imposé à la Commission de prouver que des accords d’exclusivité peuvent avoir des effets d’éviction lorsque l’entreprise dominante a avancé des éléments de preuve contraires. En matière de ventes liées, la Commission a elle-même à plusieurs reprises exclu le raisonnement par présomption comme non justifié. Le projet de lignes directrices est donc contestable. Il est par ailleurs contraire à l’arrêt du Tribunal dans l’affaire Google AdSense du 18 septembre 2024. Il faut espérer que la consultation en cours permettra de corriger ces défauts.
En matière de contrôle des concentrations, la grande inconnue réside dans les suites qui seront données à l’arrêt Illumina/Grail. La Cour de justice a mis fin au renvoi à la Commission des opérations ne relevant ni des seuils européens, ni des seuils nationaux. Cet arrêt est conforme à la sécurité juridique. Si des seuils de contrôle ont été instaurés, ce n’est pas pour contrôler en-dessous des seuils. On peut craindre que, pour contrer cette jurisprudence, les Etats membres instituent des seuils plus bas pour certaines opérations pour continuer à saisir la Commission sur la base du règlement concentration ou que la Commission essaie de se faire autoriser expressément à contrôler en-dessous des seuils nationaux. Le contrôle des killer acquisitions pourrait aussi passer par l’introduction de New Competition Tools proposée par le rapport Draghi ou un contrôle des concentrations par les Autorités nationales de concurrence par le droit des ententes ou des abus de position dominante. Toutes les solutions qui aboutissent à un contrôle en dessous de seuils de contrôle sont à éviter car elles sont contraires à la sécurité juridique.
Joseph Vogel, avocat fondateur, Vogel & Vogel.