Tribune de Thomas Clay, agrégé des Facultés de droit, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, avocat au barreau de Paris.
Le renouvellement récent des membres du Tribunal suprême de Monaco et la révocation de l’administrateur des biens du Palais de la Principauté invitent à s’intéresser au système judiciaire de ce micro-État et à le confronter aux garanties fondamentales de bonne justice telles qu’elles ressortent des exigences de la Convention européenne des droits de l’homme dont Monaco est signataire depuis 2005.
Compte tenu de la participation que la France apporte à la justice monégasque, la question n’est pas illégitime, surtout à l’heure où, de manière indirecte, certains magistrats français se retrouvent devant les juridictions judiciaires françaises. On pense d’abord au juge d’instruction Edouard Levrault dont le détachement à Monaco ne fut pas reconduit en raison, selon lui, de sa trop grande curiosité dans certaines de ses enquêtes, ce dont il s’est plaint, ce qui a entraîné l’ouverture d’une enquête administrative aujourd’hui reprochée devant la Cour de justice de la République au garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti.
Premier événement, en juin dernier, l’administrateur des biens du Palais de la Principauté fut révoqué après 22 ans de services, au motif, d’après lui, de la dénonciation de la corruption qui toucherait désormais la Principauté. La question n’est pas de savoir s’il dit vrai, mais de se demander si la justice monégasque est impartiale et désintéressée comme doit l’être toute justice.
Le sujet est d’autant plus prégnant que l’action judiciaire est dirigée contre son ancien employeur, à savoir le Prince. En d’autres termes, est-il possible de jouir d’un procès équitable à Monaco quand on met en cause l’une de ses décisions, sachant que la force d’une justice ne se mesure jamais mieux que lorsque les responsables de l’État sont en cause.
La Principauté de Monaco se revendique elle-même comme une « monarchie héréditaire et constitutionnelle » et elle est dotée de ce qu’elle présente comme la plus ancienne juridiction constitutionnelle, le Tribunal suprême.
Mais la Constitution monégasque prévoit une très forte concentration des pouvoirs, si ce n’est tous les pouvoirs, entre les mains du seul Prince. En effet le pouvoir exécutif relève de la haute autorité du Prince (article 3, alinéa 1ᵉʳ), le pouvoir législatif est partagé entre le Prince et le Conseil National (article 4), et le pouvoir judiciaire « appartient au Prince » qui le délègue aux cours et tribunaux (article 88).
Le Prince Albert ne s’en cache pas car il affirmait le 20 octobre : « Je tiens à rappeler solennellement que le gouvernement, sous mon autorité, et sur la base des orientations que je définis, a seul la charge de l’administration de notre pays ».
L’organisation du système judiciaire même dépend d’ailleurs du seul monarque qui reste le maître des nominations des membres, notamment celle du Président du Tribunal suprême qui relève de sa seule prérogative. La Constitution confère au Prince non seulement le pouvoir de nommer les juges qui vont y siéger sur proposition des institutions politiques et judiciaires de Monaco, mais octroie au Prince le pouvoir de rejeter discrétionnairement ces propositions pour en solliciter des nouvelles.
Deuxième événement récent : le Prince Albert II vient justement de renouveler une partie des membres du Tribunal suprême de Monaco, désormais tous des hommes, et de choisir son président, en la personne d’un éminent professeur de droit, totalement intègre et à l’abri de tout risque de partialité, comme d’ailleurs les autres universitaires français composant désormais ce Tribunal, mais là n’est pas la question.
Certes, on pourrait penser que, dans les monarchies constitutionnelles, ce type de concentration des pouvoirs est répandu. En réalité, ce n’est pas le cas, car dans la plupart de ces pays, surtout en Europe, les monarques jouissent d’attributions purement formelles lorsqu’ils choisissent les juges proposés par les institutions et juridictions de hautes autorités ou encore élus par leurs pairs.
À Monaco, non seulement le Prince concentre les pouvoirs, mais le Tribunal suprême concentre lui aussi les compétences à la fois constitutionnelles et administratives. Cette juridiction se trouve donc en mesure de statuer sur l’ensemble des décisions administratives, des actes juridiques et des ordonnances souveraines, façonnant le paysage juridique et politique monégasque, par des décisions au surplus insusceptibles de recours, sauf exception.
Les juges suprêmes directement nommés par le Prince peuvent donc être amenés à connaître de la régularité et de la conformité des actes et des décisions à l’élaboration desquels il a activement participé. C’est précisément le cas pour l’ancien administrateur des biens du Palais : il agit contre une décision du Prince Albert II devant ce Tribunal suprême composé par… le Prince Albert II. L’apparence ne plaide donc pas ici pour le respect du procès équitable.
Et, particularisme supplémentaire local : l’inviolabilité du Prince, inscrite à l’article 3 de la Constitution monégasque par laquelle le Prince se trouve déchargé de sa responsabilité politique. Si on peut le comprendre pour le Roi d’Angleterre qui n’exerce aucun pouvoir réel, on le comprend moins pour celui qui concentre les pouvoirs fondamentaux de son État entre ses mains. Tous les monarques ne se valent pas, et plus l’État est petit, plus le pouvoir local est grand.
Mais surtout, et c’est sans doute là que le système est le plus critiquable, cette inviolabilité de la personne du Prince s’étend à ses décisions qui se trouvent donc elles-mêmes immunisées contre toute contestation. Une chose est en effet de placer le Souverain à l’abri de la vindicte, une autre est de rendre par principe irrecevable toute critique de ses actes. C’est une sorte de fait absolu du Prince.
Ainsi, une première décision du Tribunal suprême a constaté le 5 septembre dernier que l’acte administratif de révocation de l’administrateur des biens du Palais, signée par Albert II, ne peut pas être attaqué devant le Tribunal suprême, ni nulle part. C’est une décision définitive, presque divine.
Et pour compléter le tableau, il faut ajouter que, à l’inverse d’un chef d’État élu qui bénéficie d’une immunité pendant son mandat, celle du Prince est, comme pour les Dieux, éternelle puisque son mandat dure en principe jusqu’à sa mort. Cette sacralisation du Prince de son vivant est au demeurant parfaitement assumée puisqu’il est prévu dans une « ordonnance souveraine » de 2015 que « Toute juridiction saisie, quelle qu’elle soit, est tenue de se déclarer incompétente si la procédure place le Prince souverain en qualité de défendeur ».
En définitive, les multiples prérogatives du Prince conjuguées avec l’inviolabilité de sa personne et de ses actes rendent impossible l’accès à un procès équitable pour celui qui veut les contester devant les tribunaux monégasques. Afin de se conformer aux règles du procès équitable et de s’aligner sur les standards européens, il appartient à la Principauté de réformer d’urgence sa justice pour offrir à celle-ci un visage qui ne soit pas seulement celui du Prince.
Thomas Clay, agrégé des Facultés de droit, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, avocat au barreau de Paris