Comment le fisc peut utiliser vos photos Instagram dans le cadre d’un contentieux fiscal

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Cédric Dubucq, avocat associé au sein du cabinet Bruzzo Dubucq et Antoine Maniglier, juriste décryptent pour le Monde du Droit l'article 57 du projet de loi de finance pour 2020 qui va notamment permettre à l'administration fiscale d'exploiter des contenus postés par les contribuables sur les réseaux sociaux.

Sommes-nous encore loin du monde décrit par George Orwell ? Au plus nous nous enfonçons dans une société du tout numérique. Ce qui semblait être une dystopie se révèle être une prédiction.

La lutte contre le terrorisme et l’état d’urgence ont permis le développement de techniques de surveillance et de renseignement intrusives.

Le droit fiscal n’est cependant pas en reste, en effet, l’article 57 du projet de loi de finance pour 20201 permettra à l’administration fiscale de collecter et d’exploiter les contenus publiés par les contribuables sur des plateformes en ligne. Ce nouveau dispositif s’inscrit dans le renforcement de la lutte contre la fraude fiscale notamment par la loi du 23 octobre 2018 abrogeant le verrou de Bercy.

Cette nouvelle prérogative accordée à l’administration fiscale soulève des interrogations en matière de respect du droit à la vie privée, dans ses modalités de mise en œuvre, mais aussi par rapport aux nouvelles règles en matière de données personnelles.

Que reste-t-il du droit à la vie privée ?

Le respect à la vie privée est un droit fondamental consacrée par l’article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme. Mais, peut-on s’en prévaloir lorsque nous divulguons personnellement et volontairement des informations relatives à notre vie privée sur internet ?

La jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation est particulièrement éclairante en la matière, puisqu’elle considère que la protection de la vie privée dépend du caractère public ou privé de la publication.

Le projet de loi de finance pour 2020 vise les contenus librement accessibles publiés sur internet. Le droit fiscal semble lui aussi s’attacher à cette notion de libre accès puisque le projet vise les informations « librement accessibles ». Le droit fiscal pourrait donc bien nous pousser à la raison et au contrôle de nos pulsions sociales. Car oui, « l’exhibitionnisme numérique » pourrait avoir un véritable coût, à minima une simple surveillance par l’administration, au pire un redressement fiscal voire même des poursuites pour fraude fiscale.

Eu égard à la place que donnent les juridictions suprêmes à la lutte contre la délinquance fiscale, le dispositif semble justifié. En effet, le Conseil constitutionnel dans une décision du 29 décembre 1999 a estimé que la lutte contre la fraude fiscale2 et contre l’évasion fiscale3 sont des objectifs à valeur constitutionnelle et permettent donc de limiter d’autres droits, et notamment la vie privée.

En définitive, il ne resterait alors au contribuable que l’autocensure comme panacée à l’omniscience de l’administration fiscale. Drôle d’évolution sociétale, après avoir déresponsabilisé le contribuable avec la réforme du prélèvement à la source (qui dans certains cas revient à une avance en trésorerie en faveur de l’État), on peut désormais l’ausculter pour s’assurer que son train de vie correspond à ses revenus.

Si le ton est délibérément ironique, c’est pourtant peu ou prou ce que permettra cette nouvelle méthode d’investigation de l’administration fiscale.

La collecte de données publiques par l’administration

Depuis 2014 l’administration fiscale a mis en place un système de « ciblage de la fraude et valorisation des requêtes » (CFVR). Il s’agit d’un logiciel de traitement automatisé de lutte contre la fraude. À l’origine il n’avait vocation qu’à cibler les entreprises, puis en 20174 son utilisation a été étendue aux particuliers.

Le système de traitement utilise l’analyse de données massive (ou « Big data ») afin de pouvoir en extraire des information utiles et utilisables par les services de ciblage de l’administration fiscale. L’algorithme n’est jusqu’à aujourd’hui alimenté que par les informations déclarées à l’administration fiscale par les contribuables ou publiées par certains acteurs institutionnels (état civil, coordonnées, place au sein d’une entreprise informations financières données bancaires et patrimoniales, données fiscales issues des déclarations…)

Le projet de loi de finance pour 2020 permettra donc à l’administration fiscale de disposer de nouvelles données pour alimenter ses logiciels : nos publications librement accessibles sur internet.

Le projet de loi limite cependant l’utilisation de cette méthode d’investigation à certains manquements qualifiés de « graves » selon l’exposé des motifs du projet, notamment l’insuffisance de déclaration (article 1729 du CGI) ou encore la fraude à la TVA et certaines infractions douanières.

Concernant les plateformes qui pourront faire l’objet d’une surveillance, le projet de loi renvoie au code de consommation (article L 111-7 I 2° du Code de la consommation), lequel vise les plateformes en ligne ayant pour objet « la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un contenu, d’un bien ou d’un service ». Sont ainsi visées les plateformes telles que Leboncoin, Facebook ou encore Instagram.

Concernant maintenant les durées de conservation des données elles sont variables : d’un an maximum en cas de constatation d’infraction à 5 jours en cas de données à caractère sensibles.

La mise en œuvre de ce type de méthodes d’investigation ayant donc inévitablement un impact important en matière de protection des données, la CNIL a rendu un avis sur cette nouvelle disposition.

Les mises en garde de la CNIL contre de possibles débordements

Le raisonnement de la CNIL repose assez largement sur l’état du droit relatif au traitement des données tel qu’il est issu du Règlement européen RGPD modifiant la loi informatique et liberté de 1978.

En effet, parmi d’autres exigence, le RGPD fait notamment peser une obligation d’information en cas de collecte de donnée. La CNIL rappelle dans son avis que le seul fait que les données soient librement accessibles sur internet ne permet pas à l’administration de les exploiter en faisant fi de l’obligation de collecte loyale et licite. On peut alors se demander comment le fisc communiquera sur sa potentielle surveillance numérique. La CNIL a d’ailleurs déclaré à cet égard qu’elle sera vigilante quant aux modalités d’information.

La CNIL rappelle également que l’atteinte à la vie privée au nom de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale doit être légitime, nécessaire et proportionnée. Une AIPD (Analyse d’impact relative à la protection des données à caractère personnel) devra donc être réalisée et transmise à la CNIL.

De plus, si le système CFVR reposait jusqu’à maintenant sur des techniques de « data mining », la CNIL s’inquiète que la terminologie utilisée dans le projet de loi, à savoir « au moyen de traitements informatisés », puisse faire référence à des logiciel de « machine learning » (des logiciels auto-aprennant).

En effet, la phase d’apprentissage d’un logiciel repose en général sur l’accumulation d’une expérience, ce qui suppose un ratissage assez large des données potentiellement intéressantes dans un premier temps. À nouveau la CNIL émet une réserve sur ce type de collecte massive d’informations, d’autant plus dans un but d’apprentissage.

En conclusion, il est possible que dès le 1er janvier 2020 les agents des administrations fiscales et douanières « stalkent » nos comptes Instagram à la recherche d’une voiture un peu trop neuve ou s’assurent bien que les revenus tirés de la vente de nos Lego Star Wars sur Leboncoin soient déclarés.

Deux évènements pourraient cependant venir perturber les aspirations omniscientes de l’administration fiscale.

Premièrement une potentielle censure du Conseil constitutionnel, ou à minima l’émission de réserves, eu égard au caractère attentatoire de la mesure.

Secondement, une censure, toujours par les sages de la rue Montpensier, mais cette fois-ci sur le fondement de la prohibition des cavaliers budgétaires. On peut en effet légitimement s’interroger sur la pertinence de la mesure dans une loi de finance qui a originellement vocation à déterminer l’utilisation des ressources de l’État.

Cédric Dubucq, avocat associé au sein du cabinet Bruzzo Dubucq et Antoine Maniglier, juriste.


1. Article 57 du projet de loi de finance pour 2020.

2. DC n°99-424 du 29 décembre 1999

3. Décision n°70-210 QPC.

4. Arrêté du 28 aout 2017.


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