Quel destin pour le délai raisonnable ?

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Tribune de  Pierre-Philippe Boutron-Marmion, Associé, Boutron-Marmion Associés et Laura Taton, collaboratrice, Boutron-Marmion Associés

À l’instar de l’affaire dites des Chaufferies de La Défense[1] à propos de laquelle l’Assemblée plénière de la Cour de cassation se prononcera le 9 novembre prochain, au moins 6 tribunaux[2] ont cette année « annulé la procédure » ou « mis fins aux poursuites » en raison d’un délai de procédure jugé excessif.

Il est heureux que plusieurs juridictions aient, indifféremment de la nature des faits reprochés, rappelé qu’être jugé dans un délai raisonnable est un droit fondamental qui reçoit une application concrète en cas d’excès.

Comme l’a, par exemple, rappelé le Tribunal correctionnel de Tours dans son jugement « le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est un droit à part entière et une composante du procès équitable qui garantit les droits de la défense » .

Aussi, cette incapacité à rendre la Justice dans un délai raisonnable constitue une violation du contrat social et, à n’en pas douter, l’un des marqueurs d’une perte de confiance des justiciables dans la Justice. Elle incarne l’image de cette Justice à bout de souffle, qui malgré un budget de presque 9 milliards d’euros pour l’année 2022, ne parvient pas pour l’heure à doter cette institution des moyens qu’elle mérite, demeurant en bas de l’échelle des pays européens[3].

Or, les magistrats comme les avocats ne peuvent accepter de concourir à une Justice de rustine où on la rend à n’importe quel prix.

Il serait pour autant réducteur de se retrancher derrière le manque de moyens pour tout justifier. Car si la situation est si critique et si les juges du fond se retrouvent à devoir déterminer si des procédures de 10, 12, 15 ou 20 ans sont acceptables, c’est aussi parce qu’aucune sanction n’est réellement prévue pour assurer la célérité de la Justice.

Ainsi, c’est par renvoi aux critères développés par la jurisprudence de la CEDH pour examiner la question d’un délai raisonnable que les juridictions ont apporté leur réponse, les critères européens étant, pour mémoire, la complexité de l’affaire, le comportement des parties, le comportement des autorités nationales et l’enjeu de l’affaire[4].

Par-delà l’appréciation in concreto des critères rappelés, les tribunaux se retrouvent en pratique à juger des situations inextricables, comme à Tours[5] où l’intégralité des pièces de personnalité des prévenus avait été perdue, à Rouen[6] où l’un des mis en cause, devenu paraplégique à la suite d’un accident, ne pouvait comparaître ou encore à Bobigny[7], où un prévenu avait la maladie d’Alzheimer.

Lorsqu’elle avait déjà été interrogée à ce sujet il y a 10 ans, la Cour de cassation avait répondu que « si la méconnaissance du délai raisonnable peut ouvrir droit à réparation, elle est sans incidence sur la validité des procédures ; »[8]. Or cette solution, déjà prévue à l’article L141-1 du Code de l’organisation judiciaire, n’est évidemment pas satisfaisante car on ne saurait soigner la Justice malade par des indemnisations a posteriori lorsqu’elle a été défaillante.

On rappellera d’ailleurs que le Conseil constitutionnel[9] a récemment déclaré non conforme à la Constitution des articles relatifs à la détention provisoire et l’application des peines au motif précis qu’ils ne prévoyaient pas de recours effectif pour mettre un terme à l’indignité des conditions de détention. Seule une indemnisation financière existait, via une action en responsabilité. Mais cette absence de recours effectif n’a plus été tolérée par le Conseil Constitutionnel qui a ainsi contraint le législateur à prévoir un véritable recours pour les justiciables.

L’enjeu de la question du délai raisonnable est donc celui de la crédibilité de la Justice à l’heure où le « tribunal médiatique », instantané lui, prend une place gravement préjudiciable aux intérêts de ceux qui sont poursuivis.

Gageons que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation ne se montrera pas sourde au signal lourd et motivé envoyé par les juridictions du fond, et qu’elle apportera les réponses claires et innovantes attendues face à des délais de justice devenus inacceptables dans certaines procédures.

Pierre-Philippe BOUTRON-MARMION, Associé, Cabinet BOUTRON-MARMION Associés

Laura TATON, Collaboratrice, Cabinet BOUTRON-MARMION Associés

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[1] CA Versailles le 15 septembre 2021

[2] T. Corr de Tours le 12 janvier 2022, T. Corr de Marseille le 17 janvier 2022, T. Corr de Basse-Terre le 31 janvier 2022, T. Corr de Rouen le 22 février 2022, T. Corr Nanterre le 25 mars 2022, T. Corr Bobigny le 9 mai 2022

[3] Rapport d’évaluation de la Commission Européenne Pour l’Efficacité de la Justice (« CEPEJ ») de 2020, basé sur les données de 2018

[4] CEDH, 12 oct. 1992, Boddaert c. Belgique, rq. n°12919/87 ; CEDH, 27 nov. 1991, Kemmache c. France, rq. n°12325/86 et rq. n°14992/89, rappelés récemment le

[5] T. Corr de Tours le 12 janvier 2022

[6] T. Corr de Rouen le 22 février 2022

[7] T. Corr Bobigny le 9 mai 2022

[8] Cass., Crim 24 avril 2013, n°12-82.863

[9] Cons. const. 2 oct. 2020 n° 2020-858/859 QPC ; Cons. const. 16 avr. 2021 n° 2021-898 QPC


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