Les entreprises du secteur de la santé confrontées aux lois anti-corruption : comment gérer l’extraterritorialité des réglementations ?

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Evelyne Friedel, Taylor Wessing, Associée, Docteur en Droit

Evelyne Friedel, Taylor Wessing, Associée, Docteur en Droit présente aux entreprises du secteur de la santé, confrontées aux lois anti-corruption, une grille d'analyse de l’extraterritorialité des réglementations.

Les entreprises du secteur de la santé sont confrontées à plusieurs dangers quant à la gestion de l'extraterritorialité des lois anti-corruption. Respecter les réglementations spécifiques au secteur est insuffisant. Et se fier aux critères de rattachement de la loi nationale est également trompeur pour les sociétés françaises.

Définir une politique efficace de compliance exige pour ces entreprises d'être conscientes des risques propres au secteur, de gérer l’interaction des règles qui lui sont spécifiques avec les lois anti- corruption, et d'appréhender la portée extraterritoriale de ces dernières, extrêmement variable d’une juridiction à l’autre.

Les règles applicables aux relations avec les professionnels de santé ou les agences du médicament n’ont pas de secret pour les laboratoires. Qu’il s’agisse des lois anti-cadeaux ou de celles imposant la transparence des liens, notamment les Sunshine Acts en France et aux Etats-Unis. Pourtant, la portée extraterritoriale de ces obligations de transparence est loin d’être uniforme d’une juridiction à l’autre. C'est une première difficulté. Une fois n’est pas coutume, le Sunshine Act français va plus loin que son homologue américain quant à sa portée matérielle (produis concernés). Quant aux critères de rattachement, le seul fait d’être en relation avec un professionnel de santé exerçant en France (un étudiant ou une organisation du secteur) alors même que l’entreprise n'y commercialise pas encore le moindre produit est suffisant pour être redevable des obligations qu’il impose.

Comme nous l'avons souligné, respecter les lois anti-cadeaux et la transparence des liens est insuffisant. Pourtant, le souci de conformité à l’égard de ces règles d’exception conduit parfois les laboratoires à croire qu’ils respectent les lois anti-corruption. Or, leur champ d’application est bien plus large et ne peut à ce titre passer au second plan. Observant cette situation, le rapport anti-corruption de 2014 de la Commission européenne souligne combien le secteur de la santé demeure vulnérable et préoccupant.

Cette vulnérabilité est causée par divers facteurs auxquels les entreprises doivent porter attention.

Elles sont de fait en relation continue avec les autorités sanitaires et agents publics. Ces relations débutent dès la demande d’autorisations de mise sur le marché et se poursuivent tout au long de la vie du produit. Sa prise en charge par le système d’assurance maladie, sa vente auprès des hôpitaux dans le cadre de marchés publics, son suivi dans le cadre de la pharmacovigilance ou matériovigilance présentent des risques supplémentaires. Auxquels il faut ajouter le fait que selon l'OMS, les dépenses pour les services de santé "constituent un pôle d’attraction puissant pour la corruption (...) 10 à 25% des deniers publics consacrés aux achats de médicaments à travers le monde sont perdus à cause de la corruption." (OMS - "Pourquoi une bonne gouvernance est-elle essentielle dans le secteur pharmaceutique public ?").

Au-delà des relations avec les autorités et agents publics, dont la définition peut être large selon les juridictions, l’industrie pharmaceutique ne peut se développer sans l’intervention du monde médical.

En effet, c’est ce dernier qui conduit les essais cliniques dont les résultats sont essentiels pour la mise sur le marché des médicaments. Enfin, la réglementation verticale de l’ensemble de la chaîne, de la fabrication à la dispensation du produit est très particulière en ce qu’elle multiplie le nombre d’intermédiaires. Contrairement à d’autres secteurs, les sociétés concernées ne peuvent intégrer et donc maîtriser l'ensemble de la chaîne. L’intervention d’intermédiaires indépendants est obligatoire et incontournable. Cette situation est naturellement source de risques au regard des lois anti-corruption.

Relativement à ces lois, une entreprise française du secteur de la santé, quelle que soit sa taille, qui opère à l'international ne doit pas se laisser tromper par l'application mesurée sinon inexistante de la législation française en la matière, ou par des critères de rattachement limités.

Bien que de portée extraterritoriale, conformément à la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers, les règles françaises anti-corruption retiennent des critères de rattachement relativement classiques (territorialité en France d'un fait constitutif de l'infraction, nationalité française du coupable ou de la victime). A l'inverse, les critères de rattachement des lois anti-corruption américaine (Foreign Corrupt Practices Act - FCPA) ou britannique (UK Bribery Act - UKBA) sont bien plus ténus et de ce fait souvent ignorés, voire difficilement concevables (à titre d'exemples, échange de mails via un serveur situé aux Etats-Unis ou virement effectué en dollars).

L'affectation directe ou indirecte des intérêts (et non seulement des marchés) américains ou britanniques est le critère général d'application de leurs lois anti-corruption.

Au-delà des critères de rattachement sans commune mesure avec ceux retenus par la réglementation française, l'application effective de la loi et les sanctions prononcées sont également incomparables. Aux Etats-Unis, ces sanctions, en augmentation exponentielle ces dernières années, atteignent fréquemment plusieurs centaines de millions de dollars.

Il résulte de cette situation qu'une entreprise du secteur de la santé, même de taille modeste, qui distribue ou fait distribuer ses produits à l'international a 9 chances sur 10, compte tenu du nombre d'intermédiaires et des liens nécessaires avec les autorités publiques étrangères de tomber dans le champ d'application du FCPA et/ou du UKBA.

Cette situation exige pour cette entreprise, même sans aucun lien commercial avec les Etats-Unis ou le Royaume Uni, ou leurs partenaires, de mettre en place une gestion réellement globale et non nationale de sa politique anti-corruption. Cette démarche proactive, pour une prévention effective des risques, doit s'inscrire dans la politique de compliance générale de l'entreprise, intégrant de manière cohérente les règles spécifiques du secteur rappelées plus haut.

Comme pour toute autre entreprise, au-delà de la formation du personnel, de la mise en place de documents de compliance, les dirigeants d'une entreprise du secteur de la santé, conscients des risques exposés, doivent mettre l'accent sur le contrôle des intermédiaires impliqués dans la distribution de ses produits. Un audit et un suivi régulier des relations commerciales est dans ce secteur un outil indispensable de prévention des risques.

Appréhender de façon globale l'extraterritorialité des lois anti-corruption présente aussi de réels bénéfices pour une entreprise du secteur de la santé, en termes d'image, de réputation et d'éthique, qui sont autant de critères essentiels à son développement.

Evelyne Friedel, Taylor Wessing, Associée, Docteur en Droit


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