« Legal privilege » à la française, à l’approche du vote à l’Assemblée nationale, le président de la Conférence des bâtonniers opte pour la démagogie politique plutôt que pour la défense de ses clients

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Tribune de Jean-Philippe Gille, président de l'AFJE en réponse à la tribune publiée par Jean-Raphaël Fernandez, président de la Conférence des bâtonniers sur Le Monde du Droit.

En 2020, la Conférence des bâtonniers propose à l’AFJE de travailler sur un legal privilege à la française. Le travail est consensuel, fructueux. Ce projet constructif en faveur de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise va servir de fondement aux travaux ultérieurs de la Chancellerie et du Parlement.

Depuis que cette disposition est en passe d’être adoptée par l’Assemblée nationale, le nouveau Président de la Conférence des bâtonniers se fend d’une tribune pour s’épancher sur le legal privilege. Passé la surprise de voir le représentant d’une profession insulter benoîtement ses clients, on est alors tenté de paraphraser Tartuffe : Couvrez cette confidentialité que je ne saurais voir, par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées

Il est vrai qu’à la lecture de sa tribune, on croit tomber sur un « deepfake » préparé par une officine ayant mal utilisé ChatGPT tant ce texte est truffé d’erreurs et de contresens dont on pourrait sourire s’il ne fallait regretter le mal ainsi fait à la profession d’avocat et à la communauté des professionnels du droit. Nous pensons, en particulier, à toutes les avocates et à tous les avocats avec qui nos entreprises travaillent, sur l’ensemble du territoire national, dans un lien de proximité intellectuelle et humaine si appréciable. Nos conseils démontrent quotidiennement leur rigueur, leur expertise, leur sens de la nuance et leur respect pour leurs clients. Nous apprécions cette coopération intelligente autour de notre commune passion du droit. Nous pensons aussi aux avocats qui sont parfois nos contradicteurs dans les procès, qui, faisant honneur à leur office, s’opposent à nous avec pugnacité certes, mais avec intelligence, dignité et respect. C’est-à-dire tout le contraire de la lettre pas très ouverte qu’il nous faut cependant commenter.

A suivre donc le Président Fernandez, la proposition de loi examinée le 30 avril prochain annoncerait – attention âme sensible s’abstenir – un « véritable séisme juridique », une « rupture d’égalité entre les justiciables », une « atteinte au procès équitable », une « américanisation de notre système », une « véritable trahison de nos valeurs démocratiques » … Quand les « punchlines » remplacent le raisonnement, il faut s’interroger.

Passons sur le mépris affiché pour les juristes d’entreprise et donc les entreprises et leurs milliers d’emplois dans toutes nos régions de France. Passons sur le mépris manifesté pour les membres éminents du groupe de travail « justice économique » des Etats Généraux de la Justice ayant proposé cette mesure. Passons sur le mépris peu républicain adressé à la représentation nationale qui a déjà voté, à une très large majorité, un dispositif similaire, le 5 octobre 2023, par la voie d’un amendement considéré comme un cavalier législatif par le Conseil constitutionnel. Passons enfin sur l’insoutenable légèreté d’une casuistique qui détourne les principes de l’Etat de droit et ignore les impératifs de souveraineté juridique et économique.

Regardons le fond après l’avoir touché avec cette tribune.

Une question pour commencer. Quel « séisme juridique » redoutez-vous, M. le Président ? Le progrès pour l’Etat de droit ? La meilleure garantie de l’intérêt général ? Le renforcement de la place du droit dans l’économie et la société ? Une égalité des armes avec les entreprises étrangères ? La protection contre l’extra-territorialité de certaines législations ? 

Une suggestion pour continuer : gardez-vous d’affaiblir l’Etat de droit ! La proposition visant à reconnaitre la confidentialité des avis des juristes d’entreprise repose sur des principes que les avocats ont toujours défendus. Ne vous trompez pas de combat. Notre pays dans cette époque mérite mieux.

En premier lieu, la confidentialité des avis des juristes d’entreprise est, partout où elle existe sous une forme ou sous une autre, rattachée aux principes fondamentaux de l’Etat de droit de valeur constitutionnelle, dont celui de la bonne administration de la Justice et de la correcte application de la loi. C’est au nom de la défense de l’intérêt général que les cours suprêmes protègent les mécanismes de legal privilege existants.

En second lieu, la confidentialité des avis des juristes d’entreprise est aussi protégée au titre de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et, en toute logique, par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. C’est ce qu’a jugé très clairement la cour d’appel de Bruxelles en 2013 confirmée par la Cour de cassation en 2015 à propos de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise en Belgique reconnue depuis 2000 et renforcée en 2023.

Petit rappel de géographie au passage : la Belgique est un Etat membre de l’Union européenne assez proche de la France nous semble-t-il. Son droit est de tradition civiliste et non de common law. Il en va de même en Allemagne ou en Espagne, par exemple. Le slogan de l’américanisation est inepte. Il est surtout démagogique.

Continuons d’égrener la litanie des contre-vérités assénées dans la tribune du Président Fernandez.

D’abord le texte respecte les prérogatives régaliennes et la préservation de l’ordre public en excluant le fiscal et le pénal du champ de la confidentialité. Il est donc faux d’écrire que les entreprises pourraient échapper à leur responsabilité dans ces domaines, ou que les services d’enquêtes verraient leur travail entravé. Au surplus, le texte prévoit toute une série de garanties très précises maintenant la possibilité dans tous les autres domaines afin d’obtenir la levée de la confidentialité selon une procédure respectueuse de l’Etat de droit.

En couvrant le civil et le commercial, la proposition de loi permet aux entreprises de faire jeu égal dans ces matières avec leurs compétitrices étrangères. Ignorer cette réalité, c’est tout simplement accepter de brader la souveraineté économique de notre pays. Celles et ceux qui craignent « l’américanisation » semblent oublier que c’est notamment l’absence de protection des avis de juriste d’entreprise française qui a permis le dépeçage de certains de nos fleurons industriels ces dernières années ou bien le prononcé d’amendes astronomiques par les autorités nord-américaines contre de grandes entreprises françaises. C’est pourquoi, le texte a été rédigé de façon à pouvoir répondre aux exigences des juridictions étrangères notamment celles des Etats-Unis.

Ensuite, concernant notamment les autorités administratives, et c’est essentiel à comprendre au regard des évolutions profondes de notre droit, la proposition de loi permet une meilleure intégration des normes de conformité voulues par le législateur. La confidentialité, sous le contrôle du juge judiciaire, favorisera la prévention des infractions sans que les entreprises soient exposées au risque de l’auto-incrimination laquelle est contraire à l’article 9 de la Déclaration de 1789 comme jugé par le Conseil constitutionnel. En l’absence de protection des avis juridiques internes, et comme le soulignent les meilleurs spécialistes de la conformité, il est illusoire d’attendre des entreprises qu’elles puissent mettre pleinement en œuvre les programmes de conformité exigés par le législateur. Les juristes d’entreprise constituent en réalité le premier échelon de la prévention des déviances et mauvais comportements dans l’entreprise. Ils sont, à leur place, des gardiens de l’intérêt général. Il s’agit de protéger leur avis pour favoriser une meilleure diffusion du droit et la prise en compte des risques par les dirigeants. Rappelons que la protection prévue ne concerne que la consultation juridique interne, à l’exclusion de tout autre document. La correspondance commerciale, la documentation financière, les contrats, les procès-verbaux des organes de décisions, … tout demeure saisissable par toute autorité compétente. Il est donc tout aussi faux de prétendre que le legal privilege à la française réduirait les droits des parties prenantes ou modifierait le droit de la preuve. En outre, le texte qui ne protège que les consultations juridiques, n’affectera en rien les garanties accordées par la loi aux lanceurs d’alertes qui sont, pour leur part, protégés… par un principe de confidentialité ; et alors qu’il n’y a aucune infraction criminelle créée par ce texte qui les viserait. Quant à la mention du secret des affaires, elle est hors-sujet puisque c’est une notion juridique autonome et distincte qui ne couvre pas les consultations juridiques entrant dans le champ d’application de la proposition de loi.  

C’est, au surplus, une garantie du droit à un procès équitable. Toutes les entreprises seront placées dans la même situation au regard de la loi y compris vis-à-vis des entreprises étrangères qui sont des justiciables comme les autres en France. S’il fallait redouter une discrimination, ce serait plutôt celle pouvant naître entre les entreprises ayant les moyens d’installer leur service juridique ou de transférer leurs dossiers dans un Etat membre de l’Union européenne reconnaissant la confidentialité – comme la Belgique à 1h17 de train de Paris – et celles ne pouvant le faire. Situation qui, au demeurant, affaiblirait les avocats français et plus loin, l’influence de notre droit.

En réalité, cette proposition de loi est une mesure en faveur de l’égalité entre les entreprises et de la souveraineté de notre droit.

Quant à la crainte d’une création d’une nouvelle profession réglementée, elle est hors de propos. Ce n’est ni l’objet, ni la lettre, ni l’esprit du texte de la proposition de loi qui, de manière innovante et intelligente, crée une protection in rem attachée au document (la consultation juridique interne), et non à la personne du juriste. Ce qui est fondamentalement différent du secret professionnel de l’avocat, in personam. Le juriste d’entreprise ne se voit donc nullement conférer une part du secret des avocats. Le texte ne fonde pas un ordre des juristes d’entreprise auquel ils auraient l’obligation d’adhérer. Prétendre l’inverse serait un autre pur mensonge.

Les avocats ne doivent rien craindre de ce texte. Les juristes d’entreprise ne seront pas autorisés à donner une quelconque consultation à l’extérieur de l’entreprise, pas plus qu’ils ne seront habilités à conseiller un dirigeant ou un salarié pour des sujets d’ordre personnel. Il n’y a donc aucun risque d’immixtion dans le périmètre de l’exercice libéral des avocats. Les avocats conserveront, et c’est essentiel à rappeler, leur monopole d’exercice en tant que profession règlementée. Au surplus la loi étend leur monopole en matière de contentieux sur la levée de la confidentialité.

Alors que peut bien cacher cette tribune ourlée d’un tel populisme juridique ? Elle ne peut pas être liée à la défense des valeurs démocratiques ni même à la défense de la profession d’avocat. La réalité est, pour tout dire, assez pathétique : la confidentialité des avis des juristes d’entreprise est le dernier hochet à la mode destiné à alimenter des jeux de pouvoirs au sein des organes de représentation de la profession d’avocat.

La meilleure preuve en est qu’un jour la Conférence est pour le legal privilege contre l’avocat en entreprise, puis le lendemain contre le legal privilege, le tout sans la moindre proposition de solution alternative. Être contre tout ne fait pas une vision d’avenir …

Les 20 000 juristes d’entreprise sont las, très las, d’être pris en otage par des professionnels qui ne prennent même pas le soin de comprendre notre métier mais se complaisent dans un corporatisme suranné. Heureusement très nombreux sont vos consœurs et confrères qui, collaborant au quotidien avec les juristes d’entreprise, sont en soutien du legal privilege parce qu’ils croient à la force du Droit, et qu’ils savent que c’est ensemble que nos professions grandiront et répondront aux questions immenses posées par les transformations profondes de nos sociétés.

Par vos propos, M. le Président, vous avez pris le risque de créer une véritable fracture entre les juristes d’entreprise et les avocats en France. C’est votre choix et ce sera, le cas échéant, votre responsabilité.

Jean-Philippe Gille, président de l'AFJE


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