Contrats et indices de corruption : de l’usage paradoxal de la procédure de référé

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Exemple récent de l’arrêt de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence du 17 juin 2021.

La question de l’impact des comportements contraires aux règles de compliance et d’anti-corruption par une partie sur les obligations de l’autre et, plus généralement, sur la validité de leur contrat, se pose régulièrement. Elle trouve des réponses variées selon les affaires et le type de juridictions saisies.

S’il a été maintes fois commenté et argué que la corruption est par nature si difficile à démontrer qu’un faisceau d’indices (des « red flags »[1]) de pratiques douteuses serait suffisant pour que le débiteur n’ait pas à régler ses prestations à la partie visée par ce faisceau, les tribunaux arbitraux et les juridictions étatiques (comme tout récemment la Cour d’appel d’Aix-en-Provence) peuvent adopter des positions plus exigeantes quant à la preuve de ces comportements.

En effet, dans l’affaire ALSTOM par exemple, la Cour d’appel de Paris[2] avait considéré, dans le cadre d’un arrêt au fond sur appel-nullité, que des indices de corruption pouvaient suffire à annuler une sentence arbitrale qui condamnait ALSTOM à régler les commissions dues contractuellement à son consultant. ALSTOM avait conclu des accords avec le DOJ américain[3], qui impliquaient sa reconnaissance de faits de corruption, puis avait tenté de l’invoquer pour s’épargner de payer l’ensemble de ses partenaires à l’égard desquels elle estimait avoir réuni des indices de participations à des pratiques douteuses.

Le tribunal arbitral, saisi dans l’affaire l’opposant à son consultant Alexander Brothers Ltd, avait estimé que les doutes émis par ALSTOM, alors que le consultant n’était pas concerné par les accords conclus avec le DOJ, n’étaient pas suffisants pour échapper à ses propres obligations. Cette décision permettait d’appliquer le principe en droit français selon lequel nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude, ALSTOM ne pouvant pas nier avoir elle-même eu recours à des pratiques prohibées dans l’obtention de marchés pour s’affranchir de régler ses intermédiaires.

Pour autant, la Cour d’appel de Paris avait considéré que ce principe ne prévalait pas sur l’ordre public international qui devait, selon elle, éviter de donner force à un « contrat de corruption » et avait dès lors annulé la sentence, considérant qu’il existait des indices « graves, précis et concordants ». Elle avait ainsi pris une position au fond, avalisant la possibilité de recourir par simple démonstration d’indices.

Cette affaire ALSTOM n’est pas sans rappeler celles auxquelles fait face un autre mastodonte européen, AIRBUS, qui a suspendu le règlement de nombre de ses partenaires, à l’ouverture de plusieurs enquêtes du DOJ, du Parquet National Financier et du SFO[4]. Si ces enquêtes ont abouti à des transactions aux montants faramineux, relativement à des faits précis, AIRBUS maintient une politique d’arrêt des paiements bien au-delà des partenaires expressément visés dans ses accords.

En 2020, la Cour d’appel de Paris a refusé, au fond, d’invalider une sentence arbitrale, notamment au motif qu’elle avait bien recherché l’existence d’indices graves, précis et concordants[5], adoptant une position similaire à celle dans l’affaire ALSTOM.

Néanmoins, cette latitude dans la charge de la preuve pose sérieusement question en droit français et, de manière plus pragmatique, sur le double effet pour un potentiel bénéficiaire d’un contrat de corruption qui profite à la fois de services d’un partenaire qu’il s’abstient de rémunérer, tout en bénéficiant du marché obtenu grâce aux dits services.

C’est peut-être ce qui explique l’exigence de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence[6], qui vient de statuer en référé en faveur d’un partenaire irakien d’AIRBUS HELICOPTERS qui sollicitait le paiement provisionnel de ses factures.

AIRBUS a, comme dans d’autres affaires, soulevé l’incompétence des juridictions étatiques au profit d’un tribunal arbitral[7].

Comme la Cour d’appel de Toulouse en 2018[8], celle d’Aix-en-Provence n’a pas retenu cet argument et a opté pour une condamnation provisionnelle du groupe. Elle balaye le faisceau d’indices invoqué en considérant notamment :

  • Qu’il « n’est pas démontré que ces enquêtes [du DOJ, du SFO et du PNF] visent expressément les relations contractuelles ayant existé entre la société Airbus Helicopters (SAS) et la société Alelk Company For General Trading LTD»
  • que « la société Airbus Helicopters (SAS) est malvenue à émettre a posteriori une contestation sur les modalités d’exécution de contrats dont elle est elle-même l’instigatrice»,
  • « qu’elle a exécuté de 2008 à 2016 sans mention, à quelque moment que ce soit, d’un différend quant aux obligations réciproques des parties, et dont elle ne conteste pas les bénéfices économiques générés à son profit, soit environ 750 millions d’euros»
  • Et que « si le choix de la société Airbus Helicopters (SAS) de se démarquer d’anciennes pratiques est légitime au regard de l’enquête pénale dont elle a fait l’objet, il lui appartenait de procéder à la résiliation du contrat la liant à la société Alelk Company For General Trading LTD dans les conditions prévues aux conventions sans pouvoir se dispenser unilatéralement d’exécuter les obligations mises à sa charge jusqu’à la date de la résiliation, sauf à justifier devant les juges du fond de motifs autorisant une inexécution, ce qui ne peut être déduit des moyens invoqués en l’état devant la juridiction des référés »

Ainsi, alors que l’existence de simples contestations sérieuses aurait pu la conduire à éviter de se prononcer sur les demandes de l’intermédiaire, la Cour refuse purement et simplement d’entrer dans le détail des « red flags ». Elle considère que le fait que (i) les enquêtes n’aient a priori pas concerné cet intermédiaire, (ii) que AIRBUS n’ait jamais remis en cause l’exécution de ce contrat au préalable et (iii) qu’elle en ait tiré bénéfice sans pour autant elle-même engager une action pour mettre judiciairement fin au contrat, la prive de la possibilité même d’invoquer des contestations sérieuses.

Elle adopte ainsi un parti-pris paradoxalement plus sévère vis-à-vis du client de l’intermédiaire que les juridictions saisies au fond.

Ce raisonnement rejoint celui de praticiens de l’arbitrage international qui alertent régulièrement sur des cas dans lesquels la « non compliance » ou la corruption sont invoquées dans le seul but de ne pas rémunérer les intermédiaires. En effet, que ce soit par le regretté Professeur Emmanuel Gaillard[9]ou encore par Maîtres Tanya Landon et Diana Kuitkowski[10], les juridictions sont régulièrement invitées à prendre du recul lorsqu’est invoqué le sacrosaint ordre public par des parties elles-mêmes concernées par les pratiques douteuses.

En l’état actuel de la jurisprudence, en présence d’indices de corruption ou de non compliance, l’intermédiaire a tout intérêt à engager une procédure de référé pour obtenir le paiement de ses commissions afin d’éviter un débat de fond sur les « red flags » alors que son client doit, au contraire, veiller à saisir les juridictions du fond étatiques ou arbitrales, pour mettre fin au contrat et faire juger l’effet des indices rapportés. Cette situation paradoxale prend toute son importance, à l’heure où les engagements de conformité prennent une part de plus en plus importante dans les contrats commerciaux.

Rémi Hanachowicz, Avocat associé, Lamartine Conseil et Ludivine Simon, Avocate, Lamartine Conseil

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[1] Méthode de démonstration originellement appliquée par le DOJ (« Department of Justice ») Américain

[2] CA Paris, 10 Avril 2018, n°16/11182

[3]Le Piège Américain, livre à grand tirage de Monsieur Frédéric PIERUCCI évoque le système mis en place du point de vue d’un ancien salarié

[4]Serious Fraud Office, équivalent britannique du PNF

[5]CA Paris, 15 septembre 2020, n° 19/09058

[6]CA Aix-en-Provence, 17 juin 2021, n° 19/17249

[7]L’introduction quasi systématique de clauses compromissoires par les groupes tels qu’ALSTOM et AIRBUS ne permet en effet qu’un aperçu partiel des décisions, souvent confidentielles, rendues sur ce sujet.

[8] CA Toulouse, 30 avril 2018, n°17/03754

[9] Emmanuel Gaillard - La corruption saisie par les arbitres du commerce international, Revue de l’arbitrage : “le zèle récent mis par les spécialistes de l’arbitrage international à dénoncer la corruption a conduit certains auteurs à suggérer un renversement pur et simple de la charge de la preuve dès lors que l’on se trouve en présence de circonstances suspectes. Ce serait alors à la partie qui nie l’existence de la corruption de le prouver et non à la partie qui se prévaut de la corruption, à titre principal ou à titre d’exception. La solution paraît à la fois excessive et inutile compte-tenu du pouvoir d’investigation des arbitres. Elle est rejetée par une jurisprudence unanime qui applique le principe classique actori incumbit probatio, selon lequel il incombe à la partie qui avance une allégation de la prouver ».

[10]Tanya Landon and Diana Kuitkowski - Corruption as a Defence in International Arbitration : Are there Limits? - The International Comparative Legal Guide to: International Arbitration 2014 : (dans le cas d’un exemple impliquant un gouvernement comme client de l’intermédiaire) « Tout d'abord, il ne serait pas juste de permettre au gouvernement, dans le scénario ci-dessus, de conserver les précieux travaux achevés ou presque achevés pour un montant bien inférieur au prix convenu. Deuxièmement, les gouvernements, loin d'être dissuadés d'accepter des pots-de-vin lors de l'attribution de contrats importants, peuvent même être encouragés à le faire s'ils savent qu'en invoquant ultérieurement la corruption, ils sont en mesure de faire supporter la totalité de la perte résultant de la transaction illégale à la société étrangère. Il ne s'agit pas seulement de considérations importantes dans la pratique, mais elles fournissent aussi la base d'un argument selon lequel l'application d'une politique stricte contre la corruption, avec pour effet que « les coûts sont imputés à leurs auteurs », peut non seulement être injuste pour une partie, mais peut également être imprudente du point de vue de l'ordre public que les tribunaux cherchent à promouvoir.» (traduction libre de l’anglais).


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