Le rôle des juristes dans l'entreprise : analyse de Christophe Roquilly

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Christophe Roquilly, Professeur de Droit, Finance et Economie, EDHECLe Monde du Droit a rencontré Christophe Roquilly, professeur à l'EDHEC, qui nous éclaire sur l'ouvrage dont il a dirigé la rédaction : "La contribution des juristes et du droit à la performance de l'entreprise". 

Vous avez dirigé la rédaction de l'ouvrage "La contribution des juristes et du droit à la performance de l'entreprise". Combien de personnes ont contribué à ce projet et pourquoi une telle participation était-elle nécessaire ?

Cet ouvrage, qui a été publié suite à la Première Conférence Internationale sur la Culture Juridique d’Entreprise et la Performance Juridique, organisée par LegalEdhec, bénéficie de très nombreuses contributions d’auteurs de profils différents : représentants d’autorités publiques et d’organisations professionnelles, directeurs juridiques, directeurs compliance, avocats, professeurs. En tout, ce sont 32 personnes qui ont contribué. Il était important de bénéficier de cette diversité de points de vue, d’expériences et d’expertises afin d’embrasser la globalité et la complexité des notions et des pratiques.

Quels sont les points clés que traite cet ouvrage et dans quel contexte intervient-il ?

Si l’on prend les différentes parties de l’ouvrage, les points-clés sont les suivants : dans quelle mesure le droit constitue-t-il un levier de performance, sachant que doivent être prises en considération non seulement la qualité de la norme juridique mais également la manière dont l’entreprise va l’utiliser. On parle souvent "d’instrumentalisation du droit" par les entreprises. Cela n’est pour moi aucunement péjoratif. Il est normal et légitime que l’entreprise utilise les ressources juridiques à sa disposition.

Un second point-clef abordé dans cet ouvrage est le rôle des juristes, qu’ils soient internes ou externes à l’entreprise. Ce rôle évolue. Le juriste ne peut plus se limiter à être un "diseur de droit" et un apporteur de sécurité juridique. Il doit également s’affirmer comme un business partner, un acteur de l’innovation, curieux et créatif, et mieux encore, un participant à la stratégie de l’entreprise.

Le troisième point-clé est le management des risques juridiques, qui est en pleine expansion dans les entreprises et qui requiert de la part des juristes des compétences allant au-delà de leurs expertises techniques.

Enfin, et il existe un lien fort avec le management des risques, la compliance est le dernier point-clef abordé dans l’ouvrage. Concept en plein essor en France, la compliance pose de nombreuses questions, et en particulier celle de la coordination entre la fonction compliance et la fonction juridique au sein de l’entreprise.

Cet ouvrage s’inscrit dans un contexte où il faut, plus que jamais, faire preuve d’intelligence économique, juridique et stratégique. Il y a une crise multidimensionnelle : crise de l’économie, crise financière, crise de confiance. Dans un contexte de crise, les Etats ont une tendance générale à accroitre la pression législative et réglementaire. Le rôle des juristes dans l’accompagnement de l’entreprise face à cette complexité, porteuse de risques, est crucial. En même temps, notre époque est aussi marquée par de fortes innovations et par de nouveaux business models. Le juriste doit donc aussi être capable d’aider l’entreprise à saisir des opportunités. Pour cela, il doit être imaginatif et créatif !


Pouvez-vous nous en dire plus sur le rôle que tiennent aujourd'hui les juristes dans la performance de l'entreprise ?

Parfois, malheureusement, ils ne tiennent aucun rôle parce que l’entreprise ne sait pas tirer profit de ses juristes, qu’ils soient internes ou externes. Les juristes peuvent aussi avoir leur responsabilité, quand ils se réfugient trop systématiquement derrière leur technicité et ne font pas l’effort d’aller vers les autres acteurs de l’entreprise ou renvoient l’image d’une caste qui finit par vivre en autarcie. Heureusement, de plus en plus d’entreprises ont pris conscience que leurs juristes, que les avocats (ou autres prestataires externes) avec lesquels elles travaillent apportent de la valeur si elle ne limite pas leur rôle à une gestion en aval des problèmes, mais au contraire les mobilise à tous les stades des projets.

Pour simplifier, je dirais que les juristes peuvent contribuer à la performance de l’entreprise en évitant la destruction de valeur générée par une éventuelle non-conformité à la loi ou par de mauvais choix de solutions juridiques (par exemple les contrats), ou encore par le recours à un mode de résolution des litiges pas adaptée à la situation. Ils peuvent aussi y contribuer en participant à la création de valeur. Le juriste peut trouver dans l’environnement juridique de l’entreprise des voies nouvelles afin de créer de la valeur, il peut aider, notamment par le biais des contrats qu’il construit, à réduire les coûts ou à augmenter le niveau de profit, il peut également être un élément moteur d’une entreprise plus responsable, dont la réputation est accrue.

A quels risques doivent-ils se préparer ?

Cela dépend vraiment du secteur d’activité, des pays dans lesquels l’entreprise évolue, et aussi de son histoire et de sa culture. Cela étant dit, on observe une montée en puissance des problématiques de lutte anti-corruption, de compliance en matière de droit de la concurrence, de respect des droits de l’homme et de développement durable. La liste est longue et peut vite tourner à l’inventaire à la Prévert. Mais le plus grand risque est certainement celui de ne pas avoir mis en place de management des risques, notamment juridiques, au sein de l’entreprise. 

Quelles responsabilités ou quels secteurs concernent davantage les juristes que les avocats de nos jours ?

Là encore, il n’y a pas de réponse "universelle". La taille de l’entreprise est un facteur important. Juristes d’entreprise et avocats d’affaires ont les mêmes domaines d’investigation et d’intervention, même si le recours à ces derniers sera quasi-systématique quand il s’agit de gérer des introductions en bourse, des questions touchant au droit des marchés financiers. Egalement, les avocats spécialisés sont souvent sollicités en matière de fusions-acquisitions.

Bien évidemment, la gestion des contentieux reste un domaine de prédilection des avocats. Les résultats de l’étude menée en 2011 par le cabinet Profit & Law, en partenariat avec l’AFJE et le Cercle Montesquieu, le confirme. Plus généralement, les entreprises de grande taille disposent aujourd’hui d’une fonction juridique interne qui peut compter plusieurs centaines de personnes, qui sont aussi bien formées et compétentes que les avocats. Pour certaines opérations ou projets, l’entreprise peut ressentir le besoin de compléter les compétences internes par des compétences externes et/ou de faire confirmer par des avocats des options juridiques choisies en interne.

Par ailleurs, la direction juridique dans une entreprise a un rôle de chef d’orchestre en matière juridique qu’un cabinet d’avocats peut difficilement jouer. Le juriste interne connait mieux la culture de l’entreprise que l’avocat. Il est en permanence au contact des opérationnels. En revanche, pour une petite ou une moyenne entreprise, le cabinet d’avocats peut éventuellement jouer ce rôle. Dernier point important : les juristes d’entreprise français souffrent de l’absence du bénéfice du legal privilege. J’espère que le législateur saura répondre à ce souhait légitime, qui permettra aussi de renforcer la compétitivité des entreprises françaises. Faut-il aller jusqu’au statut d’avocat en entreprise ? J’en suis convaincu !

Selon vous, les entreprises tendent-elles à s'externaliser vers les cabinets d'avocats ou préfèrent-elles construire une direction juridique solide?

Une fois de plus, cela dépend. Il me semble clair qu’une entreprise d’une certaine taille – sans même parler des sociétés cotées – n’a pas le choix : elle doit disposer d’une fonction juridique interne solide, structurée, reliée au plus haut niveau hiérarchique de l’entreprise. Faire le choix contraire se traduirait inexorablement par une intégration plus faible des questions juridiques dans la stratégie de l’entreprise, et serait totalement incongru étant donné la tendance de l’environnement économique et politique.

Pour autant, ces grandes entreprises ne peuvent se passer des conseils externes, et particulièrement des avocats, sans oublier - en fonction des besoins - des professionnels tels que les conseils en propriété industrielle ou les notaires. Ces experts externes apportent des compétences complémentaires et une vision enrichie par le fait qu’ils sont « multi-clients ». Les entreprises de taille moyenne devraient, selon moi, avoir au moins un juriste interne proche du dirigeant et capable de coordonner les besoins en ressources juridiques externes, notamment les avocats.

Pour conclure, je dirais que les trois grands challenges que doivent relever les entreprises par rapport à la dimension juridique sont les suivants :
- développer une fonction juridique qui soit un centre de profit. Une excellente maîtrise du champ juridique n’est pas seulement un moyen de ne pas perdre de l’argent, mais aussi un moyen d’améliorer sa performance, que ce soit d’un point de vue financier ou stratégique.
- trouver la coordination optimale entre fonction juridique interne et conseils externes, afin non seulement d’avoir une gestion rationnelle des coûts, mais également de doter l’entreprise d’un dispositif de "legal knowledge management". 
- construire une culture juridique propre à l’entreprise. Le droit n’est pas que l’affaire des juristes. Plus les autres acteurs de l’entreprise auront conscience des enjeux juridiques, qu’il s’agisse menaces ou d’opportunités pour l’entreprise, plus celle-ci sera en mesure de faire de cette culture un avantage concurrentiel.

Christophe Roquilly

Christophe Roquilly est professeur de Droit à l'EDHEC Business School, et directeur de LegalEdhec. Titulaire d'un doctorat en droit privé, il a créé, dirigé et développé le Département Sciences Juridiques de l'EDHEC. Il a également lancé en 2008 le centre de recherche LegalEdhec.&

L'ouvrage

contributionjuristes

La contribution des juristes et du droit à la perfomance de l'entreprise : Management juridique et culture juridique d'entreprise

Editions Joly

Collection pratique des affaires
327 pages

ISBN : 978-2306000274


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