Maria Kostytska, Associée, Winston & Strawn

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Maria KostytskaMaria Kostytska, associée au sein du département arbitrage de Winston & Strawn revient sur les sanctions économiques imposées par l’UE et les US à certaines sociétés russes, interdisant aux sociétés européennes et américaines d’entretenir des relations commerciales avec les sociétés listées.

Quid des sanctions économiques imposées par l’UE et les US à certaines sociétés russes, interdisant aux sociétés européennes et américaines d’entretenir des relations commerciales avec les sociétés listées ?

A la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 et des activités subversives dans les régions orientales de l’Ukraine, notamment de Donetsk et de Lougansk, l’UE et les US ont imposé des sanctions économiques contre certaines banques, entreprises d’énergie et entreprises de défense russes.

L’objectif poursuivi par les régulateurs européens et américains en imposant des sanctions économiques dans les secteurs stratégiques vise à influencer la politique du gouvernement de la Russie à l’égard de l’Ukraine, et notamment à empêcher ou, à tout le moins, rendre plus difficile les violations de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Ces sanctions interdisent notamment toute transaction effectuée par des personnes physiques et morales, européennes ou américaines, avec les entreprises russes listées. Ces sanctions n’étant pas actuellement "extraterritoriales", elles ne s’imposent qu’aux personnes physiques et morales européennes ou américaines (dont la nationalité, le lieu d’enregistrement ou le lieu de domicile se situe à l’UE ou aux US).

En fonction des développements à venir, les sanctions américaines pourraient évoluer et devenir "extraterritoriales", dans le sens où elles pourraient s’imposer aux personnes physiques et morales des pays tiers.

Tel a été le cas des sanctions historiques américaines contre le Cuba, l’Iran, le Soudan et la Birmanie.

Ces nouvelles sanctions contre la Russie ont une incidence sur les entreprises françaises dans les secteurs de la finance, de l’énergie et de la défense qui doivent renforcer leurs "due diligence" pour éviter toute transaction, directe ou indirecte, avec les entreprises russes listées.

Cette tâche est rendue d’autant plus difficile, d’une part, par la complexité des textes, et d’autre part, par le fait que les sociétés listées peuvent agir par l’intermédiaire des filiales ou succursales afin d’échapper aux sanctions.

L’importance de la conformité aux sanctions économiques a été récemment mise en emphase par la condamnation de BNP-Paribas par le tribunal fédéral de New-York au paiement d’une amende de 9 milliards de dollars US.

Cette condamnation intervient au motif que BNP-Paribas aurait participé à une association de malfaiteurs pour violer les sanctions américaines contre le Cuba, l’Iran, le Soudan et la Birmanie, en effectuant des transactions s’élevant à plusieurs milliards de dollars à travers le système financier américain pour le compte des entités cubaines, iraniennes, soudanaise et birmanes sanctionnées et en occultant sciemment les références à ces entités dans les messages SWIFT.

En quoi l’arbitrage peut être intéressant dans ce cas de figure ? Les sanctions européennes et américaines sont-elles des moyens de défense pour l’inexécution des obligations contractuelles ? Faut-il les soulever dans une procédure arbitrale ?

Dans le contexte de l’arbitrage international et du contentieux international, les sanctions européennes et américaines peuvent être soulevées en tant que moyens de défense contre une demande d’exécution d’un contrat. Les moyens de défense possibles vont dépendre du moment où les sanctions rentrent en vigueur : avant ou après la signature du contrat.

Dans l’hypothèse où les sanctions rentrent en vigueur avant la signature du contrat, le moyen de défense possible, tant dans les systèmes juridiques civils qu’anglo-saxons, est la nullité du contrat pour violation de la loi ou de l’ordre public.

En France, une convention contraire aux sanctions économiques peut être nulle pour défaut de cause licite, comme étant "prohibée par la loi" ou "contraire à l’ordre public", conformément aux articles 1131 et 1133 du Code civil.

Aux US également, une demande d’exécution du contrat "illégal" ou "contraire à l’ordre public" peut être rejetée, conformément à la jurisprudence des tribunaux américains.

Dans l’hypothèse où les sanctions rentrent en vigueur après la signature du contrat, les moyens de défense possibles, dans les deux systèmes juridiques, sont la force majeure, l’impossibilité légale ou pratique, et l’impraticabilité légale ou commerciale.

En France, la non-exécution d’une obligation contraire aux sanctions économiques peut être justifiée dans la mesure où les sanctions ont le caractère d’"une force majeure" " imprévisible, irrésistible et extérieur aux parties", conformément à l’article 1148 du Code civil et la jurisprudence de la Cour de cassation, comme en témoigne l’affaire opposant Air Gabon (une société gabonaise) à Bac Aviation (une société hollandaise), concernant la vente d’un avion américain en dépit des sanctions américaines contre l’Angola.

Aux Etats Unis, la non-exécution d’une obligation contraire aux sanctions économiques peut également être excusée en présence d’une clause de force majeure dans le contrat, comme le démontre l’arrêt d’une Cour d’appel américaine dans l’affaire opposant McDonnel Douglas (un constructeur américain des avions) au gouvernement d’Iran au sujet de la livraison de parties d’avions militaires, en violation des sanctions américaines contre Iran.

Les sanctions européennes et américaines peuvent également être soulevées comme moyens de défense après la procédure d’arbitrage et le prononcé de la sentence arbitrale, afin d’obtenir l’annulation de celle-ci ou d’empêcher son exéquatur.

En France, parmi les motifs d’annulation d’une sentence arbitrale figure la contrariété de celle-ci à l’ordre public international, conformément à l’article 1520, alinéa 5 du Code de procédure civile.

En l’absence de jurisprudence établie sur ce point, on ne peut pas exclure la possibilité d’annulation d’une sentence arbitrale contraire aux sanctions européennes, ou même certaines américaines, dans la mesure où celles-ci font partie de l’ordre public international.

De même, en France, les juges français peuvent rejeter l’exéquatur d’une sentence arbitrale qui est "manifestement contraire à l’ordre public international". Les juridictions françaises n’ont pas encore été confrontées à l’exéquatur d’une sentence arbitrale contraire aux sanctions européennes ou américaines contre la Russie.

Néanmoins, il existe une probabilité que les juridictions françaises considèrent que ces sanctions font partie de l’ordre public international et qu’une sentence qui ne les respectent pas serait "manifestement contraire à l’ordre public international".

Toutefois, les juridictions américaines sont parvenues à la conclusion opposée.

En effet, les tentatives de bloquer la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales qui ignoraient les sanctions américaines, sur le fondement de la violation de l’ordre public dans le sens de la Convention de New-York, ont échoué. Pour illustrer ce point, il est opportun d’évoquer l’affaire opposant Cubic Defense Systems (une entreprise américaine de vente des ordinateurs pour des avions militaires) au Ministère de la Defense de l’Iran.

Ainsi, une Cour d’appel américaine a considéré que la reconnaissance de la sentence arbitrale CCI, qui ne tenait pas compte des sanctions américaines contre l’Iran (à distinguer de son exécution), n’était pas contraire à l’ordre public.

La Cour a annoncé qu’"une expression de politique nationale ne reflète pas nécessairement une disposition d’ordre public selon la Convention de New-York", et qu’ "interpréter l’exception d’ordre public comme instrument de protection des intérêts politiques nationaux […] entamerait sérieusement l’utilité de la Convention de New-York".

Il convient donc d’être attentif aux développements jurisprudentiels à venir sur le deux continents en la matière.

Propos recueillis par Arnaud Dumourier (@adumourier)


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