S’ils ne défraient pas encore la chronique littéraire, le robot conversationnel ChatGPT et ses avatars sont d’ores et déjà sur le devant de la scène en raison des craintes qu’ils suscitent quant aux risques de propagande électorale et de diffusion exponentielle de désinformation. Bénédiction ou calamité ?
La récente étude de la start-up américaine NewsGuard conforte l’ambivalence de technologies dont on redoute qu’elles deviennent vecteurs exponentiels de fausses nouvelles et que l’on annonce dans le même temps comme de précieux outils pour éviter de relayer la désinformation… En réalité, les effets de ces technologies dépendront avant tout de l’utilisation qui en sera faite, voire de l’utilisation qu’il sera possible d’en faire en fonction des limites qui pourraient être fixées par la loi. Un consensus émerge donc : il faut se poser la question de leur régulation.
Les autorités européennes se sont déjà saisies du sujet et travaillent à fixer un cadre, avec plusieurs textes. Il est en effet nécessaire d’aller de l’avant. Il est tout aussi indispensable d’agir avec prudence et réflexion, et d’éviter les effets indésirables sur nos libertés.
La proposition de Règlement sur l’intelligence artificielle, le navire amiral de cette régulation, ambitionne en effet, bien qu’il s’agisse là d’un véritable jeu d’équilibriste, de promouvoir le développement de l’intelligence artificielle tout en construisant les gardes fous nécessaires pour préserver nos libertés et droits fondamentaux. Un chantier, sur un sujet voisin, le projet de règlement sur les publicités politiques, est en cours de finalisation, et nous montre à quel point le terrain est glissant, et pointe les écueils à éviter par le régulateur.
Pour tenter, à juste titre, de mettre nos processus électoraux à l’abri de nouveaux scandales du type Cambridge Analytica, ce texte entend s’attaquer à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique. Son objectif est de réduire les risques de manipulation de l’information au moyen, ici encore, de l'intelligence artificielle couplée aux techniques de microciblage. Concrètement, pour limiter la viralité de la désinformation en période électorale, le texte limite les situations dans lesquelles les plateformes en ligne seront autorisées à utiliser des techniques de profilage et de ciblage à des fins de publicité politique. Au cœur du dispositif, cet encadrement attendu contraindra les plateformes à freiner la promotion et la recommandation algorithmique de publicités politiques susceptibles d’influencer le résultat d’un vote, ou d’un processus législatif ou réglementaire en cours dans l’Union européenne. Tout de suite, sans remettre en cause la lutte, plus que nécessaire, contre les effets néfastes de la dissémination de désinformation, il doit être gardé à l’esprit que l’internet est la caisse de résonnance de nombreux combat sociétaux. Liberté de la presse, indépendance de la justice, droit des femmes, droits LGBT, autant de causes essentielles trop souvent remises en question sur le territoire de l’Union européenne. Le règlement en discussion devra aboutir à un système équilibré, préservant intacte la capacité de la société civile à mener campagne sur le web.
La définition de « publicité politique » fait d’ailleurs l’objet d’une vive controverse à Bruxelles du fait des enjeux pour la liberté d’expression et pour le pluralisme de l’information politique. Deux conceptions s’opposent. La première, restrictive et davantage protectrice des libertés publiques, caractérise précisément la publicité politique comme un service fourni contre rémunération, ce qui circonscrit les restrictions de recommandation aux annonces commanditées par un annonceur à des fins politiques. La seconde, plus large, ne tient pas compte de la question de savoir si l’information est diffusée dans le cadre des services d’une régie publicitaire. Si cette seconde option devait être retenue à l’issue des débats, des contenus relevant du débat d’intérêt général et de la libre diffusion des opinions politiques tomberaient donc potentiellement sous le coup des restrictions envisagées. En pratique, leur diffusion sur le web serait bridée dès lors que les plateformes auront obligation de limiter leur visibilité. L’effet de bord sera d’autant plus important si, à l’issue des négociations en cours, le législateur devait retenir la version la plus stricte des restrictions portant sur l’utilisation des données personnelles à des fins d’amplification et de ciblage de ce type de contenus. Les informations mises en ligne par les médias éditorialisés ainsi que la communication gouvernementale sont quant à elles exclues de la définition de publicité politique, le législateur comptant sur un effet mécanique de visibilité accrue de contenus journalistiques ou officiels. L’intention, certes louable, ne doit cependant pas se réaliser au détriment des citoyens, associations et autres parties prenantes qui font valoir leur voix dans les débats politiques et sociétaux au moyen des outils numériques.
Pour redresser la barre, et éviter les coups de canif au pluralisme en ligne et à la liberté d’expression, le texte doit revenir à la définition restrictive proposée initialement par la Commission. D’abord, par cohérence, puisque les autres obligations prévues par le texte excluent expressément de leur champ d’application les contenus politiques non rémunérés. Ensuite, par souci d’harmonisation avec la définition adoptée dans le Digital Service Act, dont l’encre est à peine sèche, et qui elle aussi exclut les informations présentées par les plateformes sans la contrepartie d’une rémunération. Et surtout, nécessairement, par égard pour la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle la libre circulation des opinions, y compris sous la forme de publicité politique, est particulièrement importante en période électorale. La Cour n’admet de restrictions au discours politique que selon des conditions très strictes. Pour ces raisons, dès le mois de septembre 2022, le Groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels alertait déjà sur le risque d’une définition trop large de la notion de publicité politique et la nécessité d’apporter les précisions nécessaires pour ne pas saper les libertés d’information et d’expression.
Le législateur européen serait avisé de suivre ce bon conseil.
Jean Sébastien Mariez, avocat fondateur du cabinet Momentum Avocats