L’intégration du droit dans la culture managériale des très grands clubs de foot : l’exemple du LOSC

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Julien Mordacq, Directeur Juridique et Administratif du LOSCNotre curiosité nous porte dans ce numéro sur le secteur du sport professionnel. Julien Mordacq, Directeur Juridique et Administratif du LOSC, en se prêtant à une interview réalisée par Christophe Roquilly (professeur à l’EDHEC et directeur de LegalEdhec), nous a permis de combler cette lacune. Qu’il en soit vivement remercié ! 

Le LOSC, un club ce football, mais pas que…

Fondé en 1944, le LOSC est aujourd’hui un groupe de différentes structures juridiques, dont l’activité  sportive  professionnelle est gérée par la Société Anonyme  LOSC.  Il compte environ 150 salariés et est dirigé par son PDG, Michel Seydoux.   Les structures  sont regroupées au Domaine de Luchin (staff sportif, médical, administratif, TV, école de formation, prestataires), près de Lille. Son équipe de Ligue 1 joue au stade Pierre Mauroy, l’un des plus modernes au monde, avec 30.000 abonnés et plus de 5.000 places en « business seats ». L’entreprise est très active sur le numérique, en particulier avec son site internet (5 millions de visites par an), son compte twitter, sa page Facebook (400.000 fans) et sa Web TV (la première créée par un club en France).

En  quoi consiste votre(double) fonction de directeur juridique et administratif ?

Le Département Juridique est un « service ressources » pour la direction générale et les autres directions de l’entreprise. Notre tâche principale est de les accompagner dans leurs missions. Notre activité est basée sur le conseil, la recherche de solutions, l’aide à la décision et naturellement la formalisation d’un certain nombre d’actes.Le LOSC est une société commerciale, et amène chaque jour ses dirigeants, à l’instar de toute entreprise dite ‘’classique’’,à prendre des décisions, à déterminer une stratégie et à procéder à  des arbitrages.Outre la direction générale, nous travaillons avec la direction marketing et commerciale (contrats de partenariats, billetterie grand public, évènementiel,  CGV, jeux concours….), la direction de la communication et de la marque (support médias, Merchandising, Licensing, problématiques de contrefaçon et de parasitisme), la direction financière (droit des sociétés, droit fiscal),  la direction des opérations (qu’il s’agisse de NTIC – gestion du site web, hébergement, contrats informatiques – de logistique, de sécurité et maintenance des infrastructures), le département sportif (formation des joueurs, recrutement et transferts, règlementation sportive, matières disciplinaires).La réunion  hebdomadaire d’un comité de direction et la réalisation de reporting réguliers permettent de faire un point général sur l’entreprise etde prendre rapidement une décision, tout en traitant l’actualité qui pour un club de football professionnel est toujours assez dense.En résumé,les missions de l’équipe du service juridique sont assez  étendues et ne couvrent pas que l’aspect sportif qui finalement est la seule partie visible de l’iceberg pour le quidam.

Quant à ma « casquette » de directeur administratif, elle m’amène à travailler avec d’autrescatégories de salariés, et les missions qui m’occupent à ce titre vont être assez similaires à  un responsable administratif d’une PME: notes au personnel, formation professionnelle,  gestion des assurances, autorisations de travail et titres de séjour, ou de manière plus particulière la procédure administrative d’admission du club en Ligue 1 et en coupes d’Europe, et le respect de son cahier des charges. Mais en réalité la frontière entre la partie « juridique » et la partie « administrative » est ténue. Un certain nombre de clubs professionnels de différentes disciplines sportivesne disposent d’ailleurs pas d’une direction juridique mais uniquement d’une direction administrative.

L’existence d’un département juridique dans un club de football professionnel est-elle chose rare ?

De moins en moins. En France, et en tout cas en ce qui concerne la Ligue 1, la majorité des clubs sont dotés d’une fonction juridique, et elle est assez développée au sein de clubs  comme le PSG, Marseille ou Lyon. En Ligue 2, ainsi que dans d’autres sports professionnels, la fonction juridique n’existe pas nécessairement en tant que telle, mais des juristes exercent certaines fonctions au sein des clubs.

Je crois que vous avez créé la fonction juridique au sein du LOSC

Je suis arrivé au club en 2002, après un cursus droit plus école de commerce, dans une fonction communication et marketing. L’arrivée de Michel Seydouxa permis au club de se structurer comme une entreprise, dont la performancerepose évidemment sur le sportif mais aussi sur l’économique, avec la nécessité de disposer d’un certain nombre de fonctions, dont un juriste. Le poste a donc été créé. Le LOSC était en avance sur bon nombre d’autres clubs. Aujourd’hui, 3 collaborateurs m’accompagnent spécifiquement sur les questions de droit du sport, de droit social, de droit commercial.

Quels sont les domaines du droit couverts par votre département ?

Nous couvrons de nombreux domaines. Bien évidemment, le droit commercial et le droit des sociétés, le droit des contrats, le droit social, la fiscalité. En tant qu’entreprise de spectacles, nous devons également détenir une expertise dans des domaines particuliers tels que la responsabilité civile et pénale, les assurances, le droit des médias, le droit de la consommation, le droit de la propriété intellectuelle, le droit administratif, et les règlementations liées au stade. Nous devons également maitriser lescontrats passés avec les joueurs professionnels etles entraineurs, les transferts, le droit à l’image, les paris sportifs, la réglementation anti-dopage. Enfin, parce que notre sport est universel et qu’il intègre le sport amateur, nous pratiquons régulièrement ledroit international et pratiquons le droit des associations.

Quels sont, selon vous, les trois risques majeurs auxquels vous êtes confrontés au regard des activités du LOSC?

En France, les clubs tirent l’essentiel de leurs revenus de la vente de leurs droits TV, lesquels varient en fonction du classement sportif.  Dès lors, selon  les clubs et la politique menée, l’aléa sportif est un frein au développement, à la stabilité et  à la visibilité économique. Et dans la mesure où chaque club  débute une  saison avec un compteur à zéro, le risque chaque année d’une rétrogradation sportive avec toutes les conséquences dommageables que cela engendre, existe.Au niveau du Département juridique et de la gestion des risques,  sans les hiérarchiser, je pense en particulier à la sanction disciplinaire, une condamnation susceptible de dégrader la performance sportive (annulation,match à huit clos, fermeture provisoire du stade, joueur non qualifié pour une compétition, perte de points au classement, rétrogradation administrative,etc.).D’autre part, les risques liésà l’organisation d’un match sont nombreux. Le LOSC organisea minimatous les 15 jours un évènement dans une enceinte de 50.000 spectateurs,où environ 2000 personnes travaillent à cette occasion, ce qui est porteur de risques tant au civil qu’au pénal.

Pour faire face à vos différentes missions et aux divers dossiers que vous devez gérer, avez-vous recours à des conseils externes, et notamment des avocats ?

Nous essayons, en déployant nos ressources internes, de solutionnerau sein de la direction juridiquebon nombre de sujets. Ma conviction est que la performance de la fonction juridique passe d’abord par notre capacité interne. Au-delà des contentieux nécessitant constitution d’avocat, nous avons régulièrement recours à deux avocats qui nous accompagnent sur des sujets relevant du droit des sociétés et du droit social. Nous pouvons aussi, en fonction de besoins spécifiques en expertises, faire appel à des compétences externes, en particulier en droit des marques, en droit européen et en droit fiscal. Les éventuels besoins d’expertise juridique externe sont centralisés au sein du Département juridique.

Etes-vous plutôt dans le réactif, le proactif ou l’anticipation ?

Autant que faire se peut dans l’anticipation ! C’est intellectuellement ce qu’il y a de plus motivant : avoir une réflexion sur l’avenir, les opportunités ou risques qu’il génèreet la réflexion globale sur notre produit, à savoir le football. Mais cela n’est pas propre à la direction juridique. C’est ancré dans la culture de l’entreprise. Dans le sport professionnel ou le très haut niveau, la performancese joue souvent sur des détails. Anticiper c’est envisager ces détails qui peuventin fine faire la différence.L’entrée du LOSC dans un nouveau stade multifonctionnel et unique en Europe  fut un défi pour l’entreprise. Quelques années avant la livraison prévisionnelle du Stade, le LOSC a anticipé le recrutement de personnel nécessaire par la mise à disposition de ce nouvel outil,  a créé une filiale dédiée à l’activité stade  et y a transféré son équipe commerciale, a accéléré sa stratégie marketing en développant notamment sa base de données clients et en la fidélisant, a revu sa charte graphique afin de répondre à une nouvelle stratégie de marque, a travaillé à la mise en place d’une équipe sportive compétitive dès l’inauguration du stade, etc.  Mais cette culture de l’anticipation doit aussi se conjuguer avec une très forte réactivité et une capacité à gérer l’urgence. Le simple fait que nos joueurs professionnels disputent un match tous les trois jours rend l’actualité et le quotidien fournis et parfois imprévus. Cela impose un process de décision très court, sans possibilité de  tergiversations.

Le secteur du football professionnel est soumis à un cadre légal évolutif et complexe. Avez-vous un rôle particulier en matière « d’affaires réglementaires » ?

Nous essayons d’être des veilleurs attentifs, et participons volontiers aux discussions et travaux susceptibles de déboucher sur certains changements ou décisions dans notre secteur (par exemple en matière de conventions collectives ou de réglementation sportive). Je participe à diverses instances telles que la Commission de Révision des Règlements (LFP) et la Commission Juridique de l’Union des Clubs Professionnels de Football.

Comment voyez-vous les grands enjeux dans les années à venir ?

Contrairement à de nombreux secteurs où la stratégie commerciale vise à  absorber son concurrent, un championnat de France à 2 clubs n’intéresserait personne. Les clubs ont besoin des uns  des autres. Le football français subit une forte concurrence de la part de nos voisins européens, l’Angleterre en premier lieu.  A l’instar de nombreux secteurs, une harmonisation - sociale et fiscale- au sein de l’Union Européenne parait très difficile. Il appartient au Football Français de repenser le modèle,  afin de disposer de compétiteurs forts et d’une compétition plus attrayante. Les clubs doivent pouvoir attirer des talents, grâce auxquels ils pourront performer nationalement et en Europe, tout en proposant un spectacle sportif de qualité. Le public et les consommateurs seront plus nombreux et la valorisation globale engendrée ne fera que renforcer l’intérêt des diffuseurs, ce qui augmentera les droits TV.La performance sportive est conditionnée par les moyens financiers, même si ceux-ci ne sont pas une garantie absolue. Un certain nombre de réflexions sont menées par les instances sur la mutation du football professionnel français, les moyens qu’il faudrait mettre en place pour que les clubs de l’élite aient la capacité d’être plus performants.

La règle du fair-Play financier, récemment instaurée par l’UEFA, vise à harmoniser et contrôler financièrement les clubs européens, dans l’objectif de préserver l’équité sportive. A titre d’exemple, cette nouvelle règle limite  désormais l’endettement des clubs.  En effet les structures les plus riches s'endettent, surenchérissent pour s'attacher les services des plus grands joueurs, et gagnent ainsi des titres. Ce qui attire les meilleurs joueurs….  Et engendre un surendettement.Reste à savoir si la mesure est conforme au droit communautaire et si l’UEFA ira jusqu’au bout de sa démarche.  Excluera t-elle de la ligue de champions un grand club ne jouant pas le jeu ?

Dans un autre registre, le développement du numérique impacte toute notre activité. La sur-médiatisation du football, les réseaux sociaux, la demande d’instantanéité, les nouvelles attentes des spectateurs et téléspectateurs. Il s’agira de veiller à ce que les juristes ne soient pas uniquement de très bons experts dans leurs domaines respectifs mais également des partenaires, ‘’connectés’’ auxopérationnels, impliqués dans la gestion des risques, afin qu’ils soient toujours plus proches de la réalité de notre métier.

Propos recueillis par Christophe Roquilly, directeur de LegalEdhec

 

A propos

JEM20Cet article provient du numéro 20 de Juriste Entreprise Magazine (JEM), magazine de l'Association Française des Juristes d'Entreprise (AFJE) dont le dossier spécial s'intéresse au juriste d'entreprise comme acteur clé du respect des droits de l'homme.

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