Surveillance au travail : jusqu'où peut-on aller dans l'ère numérique ?

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Myriam de Gaudusson, avocate associée en droit social au sein du cabinet Franklin, propose l’état des lieux synthétique des évolutions jurisprudentielles du droit de la preuve en matière sociale.

Au fil de ses arrêts, la Cour de cassation a développé une jurisprudence étoffée, permettant de garantir à l’employeur un véritable droit à la preuve, marqué par une mise en balance constante entre l’atteinte à la vie privée du salarié et la nécessité pour l’employeur de s’aménager des preuves. 

Au nom de la preuve : la vie privée du salarié en sacrifice ? 

Les juges restreignent la liberté de la preuve dont bénéficie l’employeur devant la juridiction prud’homale, en considérant qu'un élément de preuve, dans sa méthode d'obtention ou dans son contenu, ne doit pas porter une atteinte injustifiée ou disproportionnée à la vie privée du salarié. Ce faisant, les juges procèdent à un contrôle de proportionnalité confrontant le droit à la preuve de l’employeur avec les droits fondamentaux du salarié dont, au premier chef, le droit au respect de sa vie privée.

S’il est établi que la preuve litigieuse est indispensable pour prouver les griefs de l’employeur et que l’atteinte aux droits fondamentaux du salarié est strictement proportionnée au but poursuivi, la preuve de l’employeur, même illicite, sera déclarée recevable (Cass. soc., 9 nov. 2016, 15-10.203).

Une limite était posée : même indispensable, la preuve déloyale, obtenue au moyen d’un stratagème ou d’un dispositif clandestin de contrôle, devait être écartée des débats (Cass. ass. plén, 7 janv. 2011, 09-14.316 ; 09-14.667). 

Par deux arrêts du 22 décembre 2023, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence en admettant qu’une preuve obtenue de manière déloyale peut désormais, sous certaines conditions, être valablement produite devant le juge civil (Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, 20-20.648 ; 21-11.330). 

L’Assemblée plénière s’appuie sur les dispositions de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et du Code de procédure civile lesquelles prévoient que, dans un procès civil, l'illicéité dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge français opérait, en effet, une distinction entre la preuve illicite, recevable même en dépit du non-respect de certaines règles de mise en place (typiquement, un procédé de surveillance n’ayant pas été soumis au préalable à la consultation du Comité social et économique), et la preuve déloyale procédant d’une intention délibérée, de celui qui l’obtient, de recourir à un moyen frauduleux. 

Désormais, le régime de la preuve illicite et celui de la preuve déloyale sont alignés. Le juge devra systématiquement mettre en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le premier pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. 

Vigilance pour les employeurs néanmoins : bien que la preuve obtenue par un procédé déloyal ne soit plus automatiquement écartée, cela ne signifie pas qu'elle sera, dans tous les cas, jugée recevable. Le juge devra évaluer si (1) la preuve rapportée ne pouvait être établie par un autre moyen et (2) l'atteinte à la vie privée est proportionnée à l'objectif poursuivi.

Défis juridiques de la surveillance en milieu professionnel

Sous l’empire de son ancienne jurisprudence, la Cour de cassation a pu estimer qu’une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée du salarié était caractérisée dans les cas suivants : la filature organisée par l’employeur pour contrôler et surveiller l’activité du salarié (Cass. soc., 26 nov. 2002, 00-42.401) ; la mise en œuvre d’un système de traitement automatisé de données personnelles sans déclaration à la CNIL (Cass. soc., 8 oct. 2014, 13-14.991) ; l’ouverture des fichiers ou messages identifiés comme personnels contenus sur l’ordinateur professionnel du salarié hors sa présence (Cass. soc., 10 mai 2012, 11-13.884) ; la mise en place d’un dispositif de vidéosurveillance, à l’insu des salariés, pouvant être utilisé pour les surveiller (Cass. soc., 10 nov. 2021, 20-12.263).

Marquant un tournant significatif en faveur du droit à la preuve de l’employeur, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a validé, aux termes de l’un de ses arrêts du 22 décembre 2023, la production de retranscriptions audios d’un entretien préalable au licenciement, enregistrées à l’insu du salarié. 

La chambre sociale de la Cour de cassation fait d’ores et déjà application de cette nouvelle jurisprudence, déclinée à d’autres procédés déloyaux d’administration de la preuve. Elle a ainsi validé la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance mis en place par une société pour justifier le licenciement d’une salariée pour des faits de vols (Cass. soc., 14 févr. 2024, 22-23.073). 

Nous devrions ainsi assister, dans les prochains mois, à une inflexion notable de la position de la Cour de cassation, dans un sens plus favorable au droit à la preuve de l’employeur. 

Myriam de Gaudusson, avocate associée en droit social, Franklin


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