Les brevets essentiels : nid à contentieux et enjeux économiques pharamineux

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Les brevets essentiels protègent des technologies jugées indispensables pour mettre en œuvre certaines normes techniques comme la 5G, le Wi-Fi ou encore, l'USB. Le marché correspondant est bien entendu colossal, à dimension mondiale, mais les règles en la matière sont marquées par une très profonde insécurité. La Commission européenne s'est récemment penchée sur le sujet à travers une proposition de règlement publiée le 27 avril dernier.

Qu'est-ce qu'un brevet essentiel à une norme ?

pauline debre« Une norme est une spécification technique qui est validée par un organisme de normalisation comme par exemple l'ETSI dans le domaine des télécommunications » explique Pauline Debré, Associée Linklaters spécialisée sur le sujet. Ces normes concernent des secteurs variés : la 5G, le Bluetooth... Et chacune définit les caractéristiques techniques qui doivent être respectées dans leur domaine, assurant ainsi l'interopérabilité des solutions qui en découlent dans le monde.

De là, un brevet essentiel à une norme ou BEN « couvre une technologie incorporée dans la norme, si bien qu'il n'est pas possible de mettre en œuvre la norme sans mettre en œuvre le brevet » précise Pauline Debré. « Prenons par exemple un appareil compatible Bluetooth, celui-ci présentera obligatoirement un certain nombre de caractéristiques techniques et parmi celles-ci, certaines seront brevetées. » L'entreprise souhaitant vendre cet appareil devra donc en principe obtenir toutes les licences correspondantes.

Et pour prendre la mesure concrète du sujet, des enjeux économiques et juridiques, notons que par exemple, dans le cas de la 5G, les brevets en question se comptent tout simplement par milliers !

Contentieux tous azimuts : détenteurs de brevets essentiels versus implémenteurs

On voit que les BEN confèrent aux industriels qui en sont titulaires une position extrêmement confortable tandis que les entreprises souhaitant développer un produit sur une norme iront rapidement au-devant d'assez larges difficultés... Mais pour rééquilibrer les rapports, obligation est faite aux titulaires de déclarer leurs brevets et d'accorder des licences à des conditions dites FRAND, c'est-à-dire équitables, raisonnables et non discriminatoires.

Le problème, souligne Pauline Debré : « Toute la difficulté est de savoir ce que FRAND veut dire ! » Et cela nourrit « un contentieux absolument extraordinaire de par le monde » qui oppose deux camps : les titulaires de BEN et les implémenteurs, c'est-à-dire les entreprises souhaitant utiliser les brevets.

L'avocate décrit ainsi une situation franchement ubuesque. Certaines juridictions dans le monde sont identifiées à tort ou à raison comme favorables aux titulaires – Royaume-Uni, Allemagne... – et d'autres plus « implémenteurs friendly » – Californie, Chine... Chacun alors joue la carte du forum shopping pour obtenir le taux FRAND le plus haut ou le plus bas selon son intérêt. « Il y a une espèce de course, chacun attaque un peu partout si bien que les tribunaux se retrouvent à rendre des décisions parfois contradictoires, parfois sur les mêmes normes avec des taux différents... » S'ajoute ensuite un dernier étage de complexité à travers le phénomène de « l'anti-suit injunction » par lequel un juge chinois par exemple interdira à Nokia d'agir contre Apple tant qu'il n'aura pas rendu sa propre décision. Les proportions deviennent ainsi véritablement démesurées.

Proposition de règlement européen : vers davantage de transparence ?

C'est dans ce contexte pour le moins houleux que la Commission européenne est intervenue avec une proposition de règlement publiée le 27 avril dernier. Celle-ci découle d'un rapport d'experts de 2021 et d'une consultation publique de 2022.

Le texte avance notamment l'idée d'une « organisation un peu plus transparente » explique Pauline Debré. Plus de transparence sur la déclaration des brevets et sur le mode de calcul des redevances. « Il y a surtout un point important qui consiste à proposer un système pour évaluer l'essentialité des brevets. La Commission européenne souhaite créer des contrôles de l'essentialité sur des échantillons de brevets. » Enfin, autre point central du texte : « Mettre en place un centre de compétences avec des conciliateurs qui pourraient dans un délai très réduit de neuf mois proposer de fixer le montant de la redevance FRAND. » L'objectif du règlement étant alors de trouver des solutions en dehors des tribunaux.

Pour l'heure, il ne s'agit que d'une proposition de texte. Mais celui-ci est déjà « extrêmement critiqué, principalement par le camp des titulaires de brevets car il est perçu comme étant plutôt favorable aux implémenteurs » indique Pauline Debré. La proposition va donc évoluer, d'autant que le sujet, sans surprise, fait l'objet d'un intense lobbying. Selon l'avocate : « Le texte peut certainement être amélioré et précisé mais il a le mérite d’essayer de trouver une solution pour faire face à une situation qui n’est pas satisfaisante. »

Hugues Robert (@HuguesRob)