Liberté d'expression et monde des affaires : l'impossible équation ?

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magazineValérie Spiguelaire, Avocat Associé, ADAMAS revient sur la liberté d’expression dans le monde des affaires.

Un débat récurrent tend à opposer la liberté d’expression au monde de l'entreprise comme en témoigne les discussions récentes à l’occasion du vote de la loi dit "loi Macron".

Cet épisode offre l’opportunité de dresser un état des lieux. Se pose finalement la question de savoir si quiconque peut nuire à un acteur économique en disant "tout et n’importe quoi", la problématique du lanceur d’alerte en étant une parfaite illustration.

Le bilan est finalement contrasté et incertain.


Le principe de liberté d’expression

On le sait, la liberté d’expression est protégée par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et s'applique à tout type d'information quel qu'en soit le contenu ou le support.

Toutefois, en matière commerciale, la Cour européenne reconnaît aux États, dans l'exercice des restrictions qu'ils apportent à cette liberté, une très large marge d'appréciation (CEDH, 20 nov. 1989, Markt Inter Verlag c/Allemagne, série A, 165).

Si elle exerce un contrôle étendu sur les débats d’opinion générale, son contrôle est minimum dans un domaine comme la concurrence déloyale, jugé complexe et fluctuant.

Mais une information d’intérêt général peut avoir un impact commercial. C’est pourquoi se pose vite la question des limites de la liberté d’expression.


Peut-on abuser de la liberté d’expression ?

Certains textes semblent limiter la liberté d’expression dont la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse sanctionnant la diffamation et la disposition de droit commun à savoir l’article 1382 du Code civil.

On finit par oublier la vocation générale de cette disposition ancestrale constituant le pilier de la responsabilité délictuelle ("Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer") et imposant un devoir de conduite prudente et diligente.

Bien au contraire, la loi du 29 juillet 1881 est d’un champ étroit en définissant strictement la diffamation punissable comme une allégation ou imputation portant "atteinte à l'honneur ou à la considération" (article 29).

Dénigrer n’est pas nécessairement diffamer.

Ainsi, l'affirmation qu’une entreprise a été spoliée par un repreneur est jugée diffamatoire à l’encontre de ce dernier (Cass. Crim, 25 janvier 2000, n° 99-82594) alors que ne l’est pas le fait de faire figurer une société sur une liste des "professionnels que l'on peut ne pas consulter" avec un "guide pratique du parfait charlatan" (Cass. Civ 2ème, 24 avril 2003 ; n° 00-16895).

Finalement, la notion d’atteinte à l’honneur ou à la considération est définie par la jurisprudence si bien qu’il n’est pas aisé, a priori, d’anticiper l’appréciation que pourra faire le juge.

De surcroît, la mise en œuvre d’une action en diffamation est semée d’embûches sur lesquelles nombre de procédures viennent achopper (dont notamment un délai de prescription de trois mois et des modalités procédurales complexes).

C’est pourquoi la victime peut être tentée de préférer une action sur le fondement de droit commun.

La Cour de cassation a barré cette voie en émettant que les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent pas être réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil (Cass. plén., 12 juill. 2000, n° 98-11.155).

Autrement dit, sont irrecevables les actions en justice sur le fondement de l'article 1382 du Code civil lorsque les faits sont constitutifs de diffamation ou d'un autre délit relevant de la loi de 1881 (Cass, civ 2, 29 Mars 2001, n° 99-10.332).

Les erreurs d’aiguillage se révèlent fréquemment fatales en raison précisément du délai de prescription raccourci de la Loi du 29 juillet 1881.

Ce type de mésaventure frappa par exemples des personnes qui avaient adressé à l’employeur une lettre décrivant un salarié comme impliqué pénalement dans des associations "qui ne devraient plus exister pour l’image de marque de la société". Déclarés irrecevable sur le fondement du droit commun, ils étaient forclos à agir en diffamation (Civ. 1ère, 6 mai 2010, n° 09-67624).

Qu’en est-il cependant d’allégations ou imputations ne portant pas atteinte à l’honneur ou la réputation mais qui seraient par exemple mensongère ou diffusées avec volonté de nuire à une entreprise ?

C’est là que la jurisprudence devient très fluctuante et parfois confuse sur la dernière décennie.

L’arrêt du 12 juillet 2000 précité laissait une place à l’article 1382 du Code civil dès lors que les faits ne sont pas susceptibles d’être qualifiés de diffamation.

De fait, entre 2008 et 2013, la Cour de cassation a ouvert le champ à l’article 1382 pour des faits non diffamatoire mais constituant un abus de liberté d’expression (Cass. 1ère civ, 30 octobre 2008, n°07-19223).

Cependant, des arrêts plus récents sont venus semer le doute.

Au visa de l’article 10 CEDH, la Cour de cassation a posé en effet, à deux reprises, sous forme de principe que "la liberté d'expression est un droit dont l'exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi" (Civ. 1ère, 10 avril 2013, n° 12-10177, 1ère civ. 22 janvier 2014, n° 12-35264).

Exit donc une action qui serait fondée sur l’article 1382 du Code civil ? Ceci signifierait qu’il n’y a point de recours hormis ces cas "spécialement déterminés par la loi" au rang desquels figurent principalement les atteintes à la vie privée (article 9-1 du Code civil) et la loi du 29 juillet 1881. Des propos simplement mensongers ou générant une source de confusion sans qu’ils soient de nature à porter atteinte à l’honneur et la considération resteraient donc impunies.

Dans son arrêt du 10 avril 2013, la Cour de cassation a de fait coupé court à une action visant à interdire la reproduction sur un site internet d’informations et images dites fausses et truquées et de nature à entretenir une confusion préjudiciable entre deux musés exploités chacun par une association dédiée au souvenir du débarquement.

Compte tenu du caractère récent de ces arrêts, il est difficile d’en apprécier la portée exacte à terme.

Il semble cependant que l’article 1382 du Code civil resterait applicable en cas de dénigrement de produits ou service notamment dans le cadre d’actions en concurrence déloyale (Cass. 1re civ., 2 juill. 2014, n° 13-16.730).

De fait, la société Campingaz s’est vu condamnée à versé des dommages et intérêts à un concurrent pour avoir dénoncé le fait que les cartouches de gaz vendues par ce dernier n’étaient pas conformes à la législation européenne, car "la divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constitue un dénigrement, peu important qu’elle soit exacte" (Cass, com, 24 septembre 2013, n° 12-19790).

Ainsi, paradoxalement, à une époque où les actions en diffamation foisonnent, une entreprise victime d’une campagne dégradante ou préjudiciable à son activité ne peut que très imparfaitement réclamer réparation.

Reste d’ailleurs la question de savoir si véritablement le dommage est réellement réparable une fois réalisé. Finalement, plutôt qu’engager une action aléatoire, nombre de victimes préfère rester silencieuses en misant sur l’oubli et le fait qu’une information chasse l’autre à l’ère du cyber-Gutenberg.

Certes dira-t-on mais à l’intérieur de l’entreprise, la crainte de représailles peut museler tout aussi efficacement la liberté d’expression. C’est pourquoi le législateur est intervenu pour protéger celui qu’on dénomme le lanceur d’alerte c’est-à-dire celui qui dénonce de bonne foi un acte qu’il estime contraire à la loi ou plus généralement à l’intérêt public.


Les limites d'un statut du lanceur d’alerte

On a beaucoup glosé sur l’adoption de textes visant à protéger le lanceur d’alerte, ce débat étant un parfait exemple de la difficulté de protéger l’entreprise et, dans un même temps, favoriser la transparence et donc la liberté d’expression au sein de cette dernière.

Seuls quatre pays en Europe sont considérés comme offrant une protection avancée aux lanceurs d’alerte, le Luxembourg, la Roumanie, la Slovénie et le Royaume-Uni ("L’alerte éthique en Europe" Association Transparency International, 2013).

En France, la loi du 13 novembre 2007 relative à la lutte contre la corruption a créé l’article L1161-1 du code du travail qui protège le salarié qui a dénoncé des faits de corruption, contre toute mesure discriminatoire. Elle sanctionne notamment le licenciement de nullité tout en inversant la charge de la preuve.

D’autres avancées significatives ont été faites en 2013 dans trois domaines.

La première concerne celui qui a connaissance d’un conflit d’intérêts, défini comme "toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés de nature à influencer ou à paraitre influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction" (article 2 de la loi du 11 octobre 2013).

Il peut alors en avertir certaines personnes prévues par une liste limitative où figurent l’employeur, le déontologue de l’organisme, ou une association de lutte contre la corruption agréée (article 25 de la loi du 11 octobre 2013).

Le champ d’action est plus large pour celui qui est informé de crimes ou délit et qui peut acheminer l’alerte pas tous moyens, y compris via la presse (circulaire du 23 janvier 2014).

En cas d’alertes dans les cas et conditions prévues par la loi, l’intéressé ne pourra pas se voir refuser un recrutement, une formation ou se faire licencier ou discriminer sur le seul fait qu’il a été un lanceur d’alerte. Si un litige survient, il appartiendra à l’employeur de prouver que la mesure prise était justifiée par d’autres éléments et ne constituait pas des représailles. A noter que le licenciement n’est donc pas d’emblée considéré comme nul.

Enfin, dans le domaine sanitaire et environnemental, la loi du 16 avril 2013 offre une protection juridique complète de l’employé, et, surtout, une garantie de traitement effectif de l’alerte.

Chaque salarié ou agent public peut rendre public de bonne foi une information s’il estime que sa méconnaissance fait peser un risque grave de santé publique ou sur l’environnement (article L4133-1 du Code du travail).

Il donc a le choix entre alerter la presse immédiatement ou son employeur. Une fois alerté, ce dernier doit statuer dans le délai d’un mois. En cas de divergence ou de silence, l’employé pourra saisir le préfet qui devra alors prendre toutes mesures pour le protéger et transmettre l’alerte aux autorités compétentes.

Le salarié ou l’agent public sera quant à lui protégé d’éventuelles représailles comme dans les cas précédents, outre de surcroît par la nullité du licenciement.

Ainsi, finalement, ces diverses dispositions laissent un grand pouvoir d’appréciation au juge qui est saisi en cas de litige et doit apprécier a posteriori si le salarié entrait ou non dans le champ d’une protection. La jurisprudence est encore rare et ne permet pas d’avoir encore un véritable recul.

A défaut de bénéficier des dispositions relatives aux lanceurs d’alerte, le salarié ne dispose d’aucune immunité.

Par exemple, suite à une polémique sur le remboursement de billets d'une rencontre d’un club de football, a été considéré comme justifié le licenciement de la directrice des relations extérieures soumise à une clause de confidentialité et qui avait divulgué des informations internes au club et publiées dans la presse locale. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence a jugé son licenciement justifié pour exécution déloyale du contrat de travail et abus de la liberté d'expression (CA Aix-en-Provence, 31 janv. 2014, n° 12/05747).

Doit-on penser qu’une protection plus large encouragerait les salariés à donner l’alerte ? Rien n’est moins sûr car la perspective d’un conflit ou même d'une méfiance latente peut être tout aussi dissuasive. Il est douteux qu'un salarié puisse garder un avenir au sein d'une structure où il est perçu comme fauteur de troubles - à tort ou à raison - par sa hiérarchie mais aussi, bien souvent, ses collègues.

Quant à la victime d'une "fausse alerte", les sanctions qu’elle peut prendre contre le salarié n’ont guère de vertus curatives.

On en revient donc très vite à la question de la liberté d’expression et à la difficulté de réparer le préjudice causé par les éventuels abus de liberté d’expression.

L’entreprise a-t-elle des recours contre une campagne de dénigrement émanant de ses salariés ou de concurrents ? Comme on l’a vu, la voie est étroite.

Valérie Spiguelaire, Avocat Associé, ADAMAS

A propos de l'auteur

Valérie Spiguelaire

Valérie Spiguelaire, Avocat Associé, ADAMAS

Avocat au barreau de Paris depuis 1989, Valérie Spiguelaire est associée du cabinet ADAMAS depuis 2010.
Elle est spécialisée dans les litiges nationaux et internationaux de droit des affaires dont le droit pénal mais aussi analyse en amont des risques et solutions de prévention de conflits. Elle exerce également dans le domaine des entreprises en difficultés et droit de la construction/immobilier.