Les enjeux de la stratégie RH des cabinets d'avocats

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Les avocats ne sont pas des managers. C’est ce qui se dit et c’est fréquemment une réalité. Pourtant, le cabinet d’avocats est une entreprise avec toutes les contraintes qui vont avec. Au coeur des préoccupations d’entreprise se trouve la question des ressources humaines qui conditionne le fonctionnement et l’évolution du cabinet d’avocats.

Pour aborder ce sujet, le Monde du Droit a réuni Cyril Valentin et Pascal Schmitz, tous deux avocats associés du cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer, respectivement responsable du département fiscal et associé du département immobilier, Philippe Mélot et Sharon Golec du cabinet de consultants en ressources humaines Solic et Florence Henriet, directrice du Business Development et de la Communication de Freshfields Bruckhaus Deringer. Nous avons souhaité faire partager l’expérience et les priorités d’un grand cabinet comme Freshfields en y confrontant l’avis de spécialistes du marché des professionnels du droit. Il en ressort notamment que les méthodes et procédures mises en place dans un cabinet international aux moyens importants ne sont pas pour autant impossibles à répliquer dans le contexte de structures plus réduites. L’échange entre les différents intervenants fait également apparaître certains décalages entre les attentes des collaborateurs et celles des cabinets ainsi que les moyens mis en oeuvre pour favoriser la compréhension mutuelle des différents acteurs. Enfin, il ne faut pas oublier les clients des cabinets d’avocats et l’impact de leurs attentes sur la stratégie RH devant être mise en place.

L'importance de l'international

Que ce soit pour Freshfields ou pour d’autres cabinets, la dimension internationale est omniprésente dans la réflexion autour du recrutement mais aussi de l’évolution des carrières des collaborateurs. Si un recrutement se décide au niveau local ou si le niveau de rémunération est également conditionné par les conditions du marché local, la décision de coopter un associé ou de nommer un Counsel se fait au niveau international. Par ailleurs, même si les avocats interviennent sur un marché national, ils le font très fréquemment pour des clients internationaux qui ne réfléchissent pas en termes de pays mais plutôt de territoires ou pour qui l’Europe est une réalité plus tangible que la France. Cette internationalisation du droit des affaires est une réalité pour la plupart des cabinets que ceux-ci aient une implantation internationale ou pas. Afin que le cabinet accompagne au mieux les évolutions de l’économie mondiale, Freshfields a récemment créé à Londres un nouveau statut d’avocat associé responsable des ressources humaines du cabinet qui se consacre entièrement à cette tâche. L’internationalisation des carrières des avocats du cabinet quelle que soit leur nationalité est au coeur de ses réflexions.

« La maîtrise de l’anglais est capitale », souligne Cyril Valentin tout en remarquant que si les diplômes anglais ou américains peuvent constituer une présomption d’un certain niveau d’anglais, ces diplômes sont loin d’en être une garantie.

« Il y a vingt ans, un étudiant partait apprendre l’anglais, car il était immergé au milieu d’anglophones ; aujourd’hui avec la multiplication des programmes d’échanges inter-universitaires, les campus sont des melting pots où l’on parle un anglais basique. », ajoute Philippe Mélot.

Pascal Schmitz met le doigt sur la faiblesse typiquement française en matière de langues étrangères . « Dans nos autres bureaux, le niveau de langues est meilleur », dit-il. Philippe Mélot qui anime avec Sharon Golec un cours d’anglais dans un Mastère de Droit et Management international à HEC est frappé par la faiblesse
du niveau d’anglais des étudiants. « Les recruteurs doivent faire comprendre aux universités à quel point l’anglais est important », souligne Cyril Valentin.

Il est frappant de constater à quel point un problème aussi simple que le niveau de langues est au centre des préoccupations. Pascal Schmitz ajoute : « A un moment où les recrutements étaient difficiles dans le domaine de l’immobilier, nous avons recruté des avocats avec un niveau d’anglais faible. Alors que ces avocats étaient capables de fournir un très bon travail en français, ils n’étaient pas capables de fournir un travail de qualité comparable en anglais ». Les limites linguistiques peuvent venir détériorer la qualité juridique.

Cyril Valentin reconnaît toutefois que les avocats améliorent remarquablement leur niveau d’anglais en travaillant sur le tas. Il n’en demeure pas moins que la recherche des bilingues est au coeur de la stratégie de recrutement.

Faire connaître le cabinet

« Nous participons à dix jobs fairs par an », explique Florence Henriet. Au cours de ces dernières années, les jobs fairs se sont multipliées. Sur le modèle des rencontres organisées par les écoles de commerce, les universités ont suivi le mouvement et le nombre de cabinets qui recrutent de cette manière a considérablement augmenté. Autrefois, exclusivement fréquentées par les cabinets internationaux, les jobs fairs – même à l’étranger – sont maintenant un lieu de recrutement pour les cabinets de toutes tailles. Ainsi, une jeune structure comme Coty Vivant Marchisio n’hésite pas à faire le voyage aux Etats-Unis ou au Japon pour recruter.

Les jobs fairs remplissent non seulement une fonction pratique qui est celle de pouvoir concentrer des rencontres ciblées dans un même lieu en un minimum de
temps. Les jobs fairs permettent aux cabinets qui y participent de se faire connaître auprès des futurs collaborateurs. Or, aucun cabinet ne peut faire l’économie d’opérations visant à accroître sa visibilité dans le marché, même les plus prestigieux d’entre eux. En effet, les étudiants connaissent très mal le marché avant d’y être plongés et n’ont qu’une vision très approximative de ce que sont les différents cabinets et de leurs facteurs de différentiation. Sur les 15 heures de cours dispensées, par Philippe Mélot et Sharon Golec dans le cadre du Mastère Droit et Management international de HEC, trois heures sont consacrées à la présentation de la typologie des cabinets pour aider les étudiants à mieux comprendre où ils vont mettre les pieds.

Le Prix Freshfields / Les Echos qui distingue chaque année les jeunes juristes d’affaires les plus prometteurs est une initiative très intéressante en ce qu’elle
projette une image aussi forte que positive auprès des étudiants. La notion de prix associe l’excellence au nom du cabinet et devient à la fois un outil de promotion
et de recrutement. Face à ce type d’initiative, certains cabinets pourraient
estimer qu’il n’est pas à la portée de tous d’organiser un évènement de cette ampleur. « C’est l’attitude et la volonté d’innover qui comptent. Au moment de la première édition du prix, nous étions un cabinet de cinq associés et de dix-huit collaborateurs », rappelle Florence Henriet.

De la collaboration à l'association, une nouvelle approche de la carrière

« Traditionnellement, il y avait une vision binaire de la carrière d’avocat : on est collaborateur, on devient associé. Ceci ne correspond plus à la réalité et nous avons vite compris qu’il fallait une approche plus satisfaisante pour les collaborateurs », explique Pascal Schmitz.

C’est toute la réflexion autour de l’évolution des carrières des collaborateurs qui a donné lieu à la création de la Commission Collaborateurs au sein du cabinet Freshfields.

Cette Commission permet d’harmoniser le travail et l’approche des différents groupes de pratique sur ces questions et surtout d’anticiper et de gommer les difficultés qui peuvent éventuellement résulter de divergences ou de décalages entre le cabinet et le collaborateur à des moments cruciaux de son évolution.

D’abord, l’approche « Up or Out » des cabinets pose structurellement un problème car tous les collaborateurs ne peuvent naturellement pas être associés.

« Quand la question de l’éventuelle association d’un collaborateur est mal gérée et que le cabinet recule l’annonce de la mauvaise nouvelle, le moment est très difficile et désagréable à la fois pour le collaborateur et pour le cabinet », poursuit Pascal Schmitz. Or, il est possible de mieux gérer cette étape à condition de suivre de manière très régulière et impliquée les évolutions de carrière. Il ne s’agit pas simplement de procéder aux évaluations annuelles pratiquées dans la grande majorité des cabinets, il s’agit de comprendre avec le collaborateur quels sont les choix qui correspondent à son profil et ses capacités. En effet, il y a des
collaborateurs qui ne souhaitent pas être associés, notamment ceux qui sont plus techniciens que managers ou ceux qui veulent faire plus de droit que de chasse aux clients. Il faut que le collaborateur puisse se rendre compte de telles réalités et pour ceci, il faut qu’il soit accompagné dans la durée.

« La frustration du collaborateur, c’est l’absence de visibilité, or la Commission Collaborateurs a pour objectif de donner plus de visibilité », insiste Florence Henriet.
« La carrière à l’ancienne au sein d’un seul cabinet ou d’une seule entreprise est de moins en moins conforme à la réalité et le cabinet d’avocats s’adapte », dit Cyril Valentin. Pour limiter les crispations et les rancoeurs autour de l’association, le cabinet peut proposer des voies alternatives et il est également important pour un cabinet de montrer que les collaborateurs qui ne sont pas associés réussissent leurs carrières autrement. Ainsi, les statuts de Counsel bourgeonnent dans de nombreux cabinets avec des réalités souvent très différentes. L’enjeu pour le cabinet est de faire en sorte que ce statut de Counsel ne soit considéré comme une sanction pour celles et ceux qui en bénéficient et que le cabinet souhaite conserver dans son effectif.

Les cabinets n’hésitent plus à mettre en avant le fait que les années passées en leur sein peuvent être une excellente carte de visite pour une association ailleurs.

De tels propos étaient tabous par le passé. « En travaillant chez nous, les collaborateurs se rendent visibles sur le marché. En travaillant bien, ils rendent service au cabinet et se rendent service à eux-mêmes », explique Pascal Schmitz.

A l’instar d’autres cabinets, notamment américains, Freshfields a récemment créé son cercle d’alumni qui participe de manière très utile à garder un lien entre ceux qui restent et ceux qui s’en vont. L’existence de ce cercle d’anciens permet aussi aux collaborateurs d’être exposés à la richesse et la diversité des parcours qu’ont pu emprunter des anciens du cabinet.

Au coeur de la stratégie en ressources humaines d’un cabinet d’avocats, il y a donc la difficulté de devoir retenir les meilleurs tout en ménageant ceux qui risquent de devoir partir... le tout en préservant l’harmonie et la cohésion du cabinet. Un vrai travail d’équilibriste au cours duquel il faut également intégrer les impondérables
cycliques de la vie des affaires. Certains excellents éléments rateront l’association tout simplement parce qu’ils n’étaient pas au bon endroit au bon moment.

La relation avec la client et l'entreprise

Un autre élément clé de la réflexion des cabinets s’articule autour de la relation des avocats avec l’entreprise. Les clients posent en effet une équation complexe : d’un côté, ils veulent que leur interlocuteur associé soit entouré d’une équipe de collaborateurs pour assurer une disponibilité conforme à leurs attentes, de l’autre, ils s’impatientent des lenteurs des moins expérimentés et se plaignent de « ne pas vouloir payer la formation des collaborateurs ».

Ce type de réaction est d’autant plus fréquent en temps de crise quand l’attitude des clients se durcit face à la facturation. C’est néanmoins une vision à court
terme car le client sait très bien que le travail rendu par un cabinet d’avocats est aujourd’hui un travail d’équipe. Il est donc important d’installer la confiance entre le client et les collaborateurs du ou des cabinets avec lesquels il a ses habitudes de travail.

Cette intensification des relations entre les entreprises clientes et les cabinets d’avocats se caractérise de plus en plus par de fréquents détachements de collaborateurs
auprès des entreprises. Que la demande du client résulte d’une charge de travail exceptionnelle, d’un départ d’un membre du service juridique ou d’une phase de développement importante, ces détachements de collaborateurs sont en général bien vécus par les deux parties. C’est l’occasion pour le collaborateur de goûter à un environnement professionnel différent mais aussi de servir son cabinet en créant des liens privilégiés avec le client.

Il faut ajouter que dans un contexte de crise, ces détachements peuvent également être un mode intelligent de gestion des ressources humaines du cabinet et financières du client, même si ce n’est pas le premier objectif recherché. Jusqu’à maintenant, ces détachements concernaient les très grands cabinets qui pouvaient se permettre cette souplesse avec leurs effectifs. Le phénomène commence à se généraliser à d’autres structures plus petites.

Il faut noter qu’il s’inscrit aussi dans un contexte où la réflexion sur le rapprochement entre les avocats et les juristes d’entreprise revient régulièrement sur la table. Enfin, le monde de l’entreprise attire de plus en plus d’avocats puisqu’ils sont près de 500 chaque année à faire le choix d’une carrière en entreprise attirés par l’idée (parfois fausse) que la vie de juriste y est plus facile qu’en cabinet. « C’est souvent un mythe de croire qu’on travaille moins en entreprise », ajoute Philippe Mélot pour illustrer le propos.

S’il faut encourager les cabinets à envisager des périodes de détachement en entreprise de leurs collaborateurs, il faut sans doute le faire sans leur donner envie de ne pas revenir. « Les collaborateurs qui veulent passer en entreprise ont en général entre 3 ans et 5 ans d’expérience. C’est le moment où ils commencent à devenir très rentables pour le cabinet », prévient Sharon Golec.

Toujours soigner l'ambiance

Les cabinets d’avocats n’hésitent plus à mettre en avant la qualité de l’ambiance comme un argument majeur de leur attractivité. « A great place to work » proclame

Eversheds sur son site web et ses documents de présentation. Freshfields n’est pas en reste sur le sujet et cultive les occasions de rassembler le cabinet autour
d’évènements ou de festivités qui participent à créer un esprit de corps et d’appartenance.

Chez Freshfields, beaucoup d’initiatives sont prises au niveau des groupes et ce sont aussi l’occasion d’un effort de transparence. « Nous réunissons les équipes
et leur donnons des informations financières, des détails sur les clients. Les collaborateurs se sentent plus impliqués et sont très sensibles à cette démarche de transparence », explique Cyril Valentin.

Dans le même esprit, les associés du Comité Collaborateurs ouvrent leurs réunions aux collaborateurs qui sont ainsi valorisés par leur proximité avec les centres
de décision.

« Il faut faire en sorte que les gens se rencontrent et se parlent. C’est encore mieux si cela se passe dans des endroits agréables qui changent à chaque fois », ajoute Cyril Valentin. Il souligne que les cycles de formation professionnelle non juridique (prise de parole en public, gestion de crise, etc...) sont souvent une excellente occasion pour tisser ces liens.

Sur le plan plus ludique, deux grandes fêtes à Noël et en été, sont organisées pour tout le personnel juriste et non juriste du cabinet et les différents groupes se retrouvent autour d’un verre le vendredi soir. Certains associés reçoivent les membres de leur groupe de pratique chez eux et à cela s’ajoutent toutes les réunions internationales. Par la voix de Florence Henriet, Freshfields Paris se défend d’avoir simplement importé une culture britannique des rapports professionnels.

« Beaucoup de nos initiatives nous sont propres », explique-t-elle en rappelant que cette culture existait déjà quand le cabinet était encore petit.

Le coût d’une politique active d’évènements de ce type au sein d’un cabinet n’est pas négligeable mais ici encore, ces initiatives ne doivent pas être considérées comme réservées aux grands. D’abord le coût est plus ou moins proportionnel au nombre de personnes concernées et les retombées en termes de cohésion, d’efficacité et de stabilité de l’effectif sont indéniables.