Les cabinets de niches

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Grand ou petit cabinet ? Structure généraliste ou spécialisée ? Parmi les manières d’exercer la profession d’avocat, ces questions et ces choix existent depuis fort longtemps. Les questions demeurent mais les réponses évoluent. Alors que dans la période d’implantation et d’expansion des cabinets anglais et américains à Paris, il n’était pas très clair si ces cabinets souhaitaient capter l’ensemble du marché du droit des affaires, il apparaît que les critères de ces cabinets ont évolué.

Les très grands cabinets veulent accompagner leurs principaux clients dans le monde entier. Ils veulent minimiser les risques de conflits d’intérêts. Leurs coûts de structure sont de plus en plus élevés. Ces différentes tendances ont pour effet de créer des niches sur le marché pour lesquelles des structures plus petites et plus spécialisées peuvent proposer des solutions plus adaptées aux besoins de bon nombre de clients.

Aussi, de très nombreux spécialistes se sont posés et se posent la même question : un avocat spécialisé, doit-il exercer sa spécialité dans un cabinet dédié à celle-ci ou plutôt dans une structure de taille importante dans laquelle le spécialiste pourra compter sur les compétences diverses de ses nombreux associés auxquels il aura besoin de faire appel quand les questions des clients déborderont de son propre champ de compétence ?

Bien entendu, les réponses à ces questions ne sont pas toujours totalement tranchées. Nous avons voulu discuter avec quelques avocats qui ont choisi d’exercer leur métier dans des structures de niche ou qui ont fait des choix qu’ils considèrent adaptés à l’exercice de leur spécialité. Ces échanges sont riches en enseignements et tendent à démontrer que les structures de niche ont de beaux jours devant elles.

L'avantage marketing de la structure de niche

A défaut de porter un nom internationalement reconnu, un cabinet qui exerce dans de nombreux domaines du droit a du mal à ne pas être perçu comme un généraliste. Ceci a un impact direct sur les clients ou clients potentiels qui de ce
fait ont du mal a donner au cabinet une identité claire. Le cabinet lui-même se retrouve en quête d’un discours clair qui est souvent difficile à mettre au point en raison du manque de signes distinctifs. « Venez chez nous parce que nous
sommes jeunes » ou « Venez chez nous parce que nous avons de beaux bureaux dans le huitième arrondissement » sont des arguments avec une portée quelque peu limitée.

A contrario, quand le cabinet exerce une activité spécialisée, les prospects ou les prescripteurs de clients ont une image précise du cabinet et il est plus aisé de trouver le discours qui va avec. Aussi, plus la niche est étroite, plus il est facile d’y acquérir une certaine autorité et progressivement d’être perçu comme un expert. Le cercle est vertueux car le marketing pourra être plus ciblé et efficace, et donc générateur de chiffre d’affaires, ce qui à son tour alimente la réputation de spécialiste... Pris sous cet angle, l’exercice du métier d’avocat dans une structure spécialisée ne semble avoir que des avantages. Mais la pratique d’une spécialité ne s’improvise pas. Sa réussite est le fruit d’une réflexion en amont et d’une adaptation permanente aux besoins d’une clientèle ciblée.

Les avantages de la structure de niche ont été bien compris par Olivier Laude, Richard Esquier et Victor Champey lors de la récente création de Laude Esquier Champey, un cabinet de trois associés dont l’activité est entièrement consacrée au contentieux des affaires. Les trois avocats fondateurs de cette structure avaient travaillé ensemble pendant plusieurs années au sein de LeBoeuf, Lamb, Greene & MacRae devenu Dewey LeBoeuf. Leur pratique de contentieux des affaires couvre notamment les secteurs des médias, télécoms et la distribution mais aussi le domaine financier, le contentieux corporate ou le droit pénal des affaires.

Dans le cadre de leur activité spécialisée et de la création de leur structure de niche, ils ont été suivis par la quasi-totalité de leurs clients. " Contrairement aux idées reçues, il y a une évolution du marché qui est très positive pour les petits cabinets ", explique Olivier Laude. " Nos structures de coûts sont différentes et dans le contentieux des affaires, c’est un avocat que le client vient voir. Il n’a pas besoin d’une grande marque ", ajoute-t-il.

Cela dit, quand des clients aussi importants que France Télécom ou Altran Technologies confient des dossiers à Laude Esquier Champey, ils attendent que la réactivité et le service soient au rendez-vous. Outre la compétence dans leur domaine d’activité, les avocats d’un cabinet de niche qui aspirent à traiter de beaux dossiers doivent savoir se montrer à l’écoute permanente du client avec une disponibilité digne de celle vendue par les grands cabinets anglais et américains. C’est alors que le cabinet de niche devient aussi le partenaire de la grande structure internationale qui va lui envoyer des dossiers de manière régulière. " Nos expériences au sein de grandes structures nous ont donné une culture de transparence et de réactivité que nos clients trouvent dans de nombreux pays et s’attendent à trouver en France ", explique Richard Esquier en ajoutant que cette convergence sur la notion de service fait du cabinet un partenaire des grandes structures plus qu’un concurrent. " Près de 20% de nos nouveaux dossiers viennent d’autres cabinets d’avocats et ce chiffre est en augmentation ", précise-t-il pour illustrer son propos.

Un contexte nouveau et favorable

Si l’on analyse aujourd’hui la situation du droit des affaires dans sa globalité, nous pouvons constater que dans les domaines de la finance, de l’immobilier et des fusions et acquisitions, le marché a pris des allures d’oligopole. Un faible
nombre de cabinets de taille mondiale manient les très grosses opérations avec des niveaux d’honoraires à la hauteur de l’ampleur de ces transactions. Les clients de ces grands cabinets ont besoin d’un certain nombre d’activités complémentaires qui peuvent leur être fournies par les différents départements de ces grands cabinets. Les équipes concernées sont alors dans un rôle de back-up pour des clients qui sont moins là pour les avocats en question que pour la marque.

Or, ces grands cabinets ne peuvent pas se permettre que ces équipes spécialisées essaient de développer une activité propre pour les deux raisons évoquées plus haut : une structure de coûts souvent inadaptée et surtout le problème de gestion des conflits d’intérêts. Ce dernier point prend en effet une importance de plus en
plus grande car le conflit d’intérêts n’est plus géré de manière classique par rapport aux clients existants du cabinet. Le conflit d’intérêts vient à s’appliquer par rapport aux clients que le cabinet n’a pas encore mais aimerait avoir ou encore par rapport aux simples concurrents de clents ou de filiales de clients quand bien même il n’y aurait aucun différend. Certains clients ont en effet un tel pouvoir économique qu’ils interdisent de fait aux cabinets d’intervenir pour d’autres.

Pour gérer ces problèmes, il existe la pratique américaine consistant à faire signer par le client des « waiver letters » (lettres par lesquelles les clients renoncent à se prévaloir d’un éventuel conflit d’intérêts) mais cette pratique qui n’a jamais bien fonctionné en Europe montre de plus en plus ses faiblesses. En effet, un simple paravent juridique fait peu le poids devant les réalités économiques.

C’est dans ce contexte que Joël Grangé, associé de Flichy Grangé Avocats, a récemment quitté la tête du département de droit social chez Gide Loyrette Nouel pour rejoindre Hubert Flichy qui avait pris le même chemin une dizaine d’années auparavant.

"Il me parait plus approprié de se développer dans une structure qui n’a pas tout le dispositif transactionnel avec les contraintes qui lui sont liées ", explique- t-il à propos de sa décision de quitter le seul cabinet français de dimension mondiale. Il ajoute : " Les structures spécialisées sont plus compétitives et plus souples et les directeurs juridiques ou les directeurs des ressources humaines savent où aller pour trouver les bonnes personnes ". Flichy Grangé Avocats est un cabinet entièrement dédié à la pratique du droit social et compte 13 associés et 27 collaborateurs. C’est sans doute un des cabinets de niche les plus connus, incontournable dans son secteur. Il est vrai que le droit social se prête très bien à une pratique dans une structure dédiée, ne serait-ce que parce que le praticien du droit social a son interlocuteur dédié dans l’entreprise, le DRH.

En analysant l’évolution des deux dernières décennies, Joël Grangé distingue deux étapes. La première de 1987 à 2002 au cours de laquelle les clients avaient de plus en plus besoin de spécialistes mais ne les trouvaient pas. La seconde phase, depuis 2002, au cours de laquelle le nombre de spécialistes s’est multiplié pour satisfaire cette demande. Cette dernière tendance ne se dément pas, au contraire. " A l’avenir, nous allons rechercher une plus grande spécialisation et individualisation au sein du droit social sur des domaines comme la prévoyance, l’épargne salariale ou la discrimination ", souligne encore Joël Grangé.

"Les conflits d’intérêts sont un paramètre majeur pour nos clients ", dit Olivier Laude en poursuivant l’analyse. « Pour le contentieux des affaires, le recours à une structure plus petite et spécialisée permet de limiter le problème », dit-il. Sur le thème de l’évolution du marché, Olivier Laude estime que les grands cabinets abandonnent maintenant une partie du marché qu’ils avaient voulu prendre au départ. " Il se crée un espace libre que les grands cabinets visaient auparavant.  Les choix économiques des grands cabinets changent. En privilégiant le déploiement international avec des clients dont les activités sont mondiales, ces cabinets facilitent le retour d’une pratique plus locale dans certains domaines, notamment le contentieux ".

Spécialiste : seul ou accompagné ?

Il n’est possible de poursuivre une réflexion complète sur les bienfaits d’une pratique spécialisée dans une structure de niche sans se demander si le spécialiste peut se passer de la proximité immédiate d’associés qui vont pallier ses manques dans les domaines annexes de sa spécialité.

De nombreux cabinets à vocation généraliste tiennent le discours du " full service " pour promouvoir les avantages de la coexistence dans un même cabinet d’avocats capables d’intervenir dans tous les domaines nécessaires au client. Sur ce point, chez les spécialistes, les réponses varient considérablement.

Luc Castagnet, associé du cabinet Bernet, Castagnet, Wantz & associés exerce sa spécialité dans un domaine où les concurrents sont peu nombreux : le droit de  la santé. Ses clients sont pour l’essentiel des établissements de santé publics et privés mais il conseille aussi un grand nombre de praticiens. Bien qu’il soit le seul de ses associés à exercer dans son domaine, il considère que son mode d’exercice est parfaitement adapté à ses propres besoins ainsi qu’à ceux de sa clientèle.

Spécialiste de la restructuration des établissements de santé, Luc Castagnet a été un des premiers avocats à se positionner sur le créneau des rapprochements entre les établissements publics et les établissements privés. Il accompagne également les établissements dans le cadre des grands plans de regroupement et de rénovation (2007 et 2012) lancés par les pouvoirs publics sur le secteur de la santé. Les problématiques auxquelles il est confronté concernent en grande partie le droit immobilier appliqué au contexte de la santé mais aussi d’autres domaines du droit dans lesquels il n’est pas spécialisé. " Quand je restructure un centre de radiothérapie, il y a des radiophysiciens qui ont un statut de salarié, c’est alors mon associé en droit social qui intervient sur ces questions. Si je n’avais pas des associés compétents dans des domaines complémentaires (droit social et droit fiscal notamment), mes clients iraient ailleurs pour être conseillés lors des restructurations et/ou acquisitions d’établissements de santé."

Pour Richard Esquier, la réponse à la même question est différente : " Nous voulons garder notre spécificité et rester dans notre activité. Nous sommes autosuffisants. Nous pouvons orienter les clients vers d’autres cabinets quand ils ont des soucis dans tel ou tel domaine ".

Joël Grangé apporte encore une autre réponse à la même question en expliquant que le cabinet Flichy Grangé Avocats a intégré et va continuer à recruter des avocats maîtrisant le fiscal, le corporate ou encore le droit des assurances pour les questions qui sont intimement liées au droit social et pour lesquelles la récurrence des questions justifie que le cabinet se dote de moyens en interne. Le cabinet a fait ce choix sans dévier en quoique ce soit de sa vocation de spécialiste sur son créneau puisque ces activités viennent en soutien de la pratique du cabinet.

Cette diversité d’approches s’explique à la fois par la nature de la spécialité et le profil des clients. Les établissements de santé conseillés par Luc Castagnet sont souvent des organisations de dimension régionale ou nationale dans lesquelles les décisionnaires sont plus libres quant au choix de leurs conseils. Ils ont des budgets qui ne sont pas adaptés aux honoraires des grands cabinets. Ainsi quand il travaille sur la restructuration d’un groupe de cliniques, les propriétaires sont très heureux de ne pas avoir à traiter avec un autre cabinet puisque les compétences de tous les associés permettent de traiter l’ensemble des problématiques. En outre, la taille du cabinet BCW ne génère pas de soucis en matière de conflits d’intérêts et ne vient en rien gêner le développement de l’activité de Luc Castagnet. Même si certains établissements de santé sont la propriété de grands fonds d’investissement comme Blackstone qui ont recours à des grands cabinets, ces derniers sont rares sur ce segment et Luc Castagnet n’a pas à faire face à la
concurrence de départements spécialisés de grosses structures sur son segment – ce qui ne l’empêche pas d’être le conseil de la Caisse des Dépôts pour des problématiques liées majoritairement à l’immobilier de santé.

Pour Flichy Grangé, la situation est différente dans la mesure où une partie des clients du cabinet sont de grandes entreprises ou filiales de grands groupes qui pourraient recourir aux services des départements de droit social des grands cabinets. Il y a donc une logique à internaliser certaines compétences complémentaires pour prévenir un éventuel risque concurrentiel.

Dans le cas de Laude Esquier Champey, le danger concurrentiel viendrait plutôt des autres cabinets de niche spécialisés dans le contentieux des affaires, ils n’ont donc pas vocation à intégrer des compétences complémentaires.

L’activité de niche doit donc s’aborder d’une manière qui soit à la fois adaptée à la spécialité et au profil des clients.

Le cabinet de niche, un état d'esprit et un tempérament

"Pour avoir les beaux dossiers, il faut aussi prendre les plus petits ", nous dit Joël Grangé. Bien que l’activité en droit social ait été multipliée par cinq pendant qu’il en avait la charge chez Gide Loyrette Nouel, il estime qu’un cabinet spécialisé est maintenant plus propice au développement de son activité.

L’avocat dont la priorité sera de ne travailler que sur des grosses opérations pro préférera le practice group spécialisé d’une grande firme, mais, selon Joël Grangé, ce n’est plus la meilleure manière de devenir ou de rester un acteur de premier plan dans sa spécialité.

Dans un contexte différent, Luc Castagnet confirme cette analyse sur son segment du droit de la santé. " Il faut que je fasse du contentieux de la responsabilité médicale pour être sur le terrain pour comprendre les nouveaux enjeux et anticiper les tendances. Ces dossiers ne pourraient pas être rentables dans une grosse structure ".

Pour les plaidants que sont Laude Esquier et Champey, c’est aussi la fibre de l’avocat plus classique qui les a poussés à créer leur cabinet après avoir connu la culture américaine. " Les structures internationales deviennent prisonnières de certaines logiques et impératifs économiques qui finissent par porter préjudice à l’indépendance. Quand les clients sont aussi les autres bureaux du cabinet, nous ne sommes plus les maître d’oeuvre dans les dossiers ", dit Olivier Laude.

Dans le contexte actuel du marché du droit en France, de nombreux éléments semblent confirmer que la pratique du droit dans des structures de niche est particulièrement adaptée aux besoins et aux attentes des clients dans de nombreuses spécialités. Si l’on observe ce qui se passe en Angleterre, la patrie des mastodontes du droit, les structures de niche foisonnent : MPH Solicitors à Manchester est spécialisé dans le contentieux militaire pour les soldats qui reviennent du front et demandent à être dédommagés ; Bates Wells & Braithwaite a une activité exclusivement dédiée au conseil des organisations caritatives ... les exemples sont innombrables. Même si l’environnement juridique français est très différent de ce qui se passe outre-manche, il est très vraisemblable que les cabinets de niche vont prendre une place grandissante en ce début du 21ème Siècle.


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