Comment s'adapter aux changements brutaux de conjoncture

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En quelques semaines, nos existences ont été transformées par une crise sans précédent. Parti du crédit immobilier américain, le mouvement s’est propagé pour devenir une crise planétaire du crédit. Contrairement à ce que pouvaient espérer certains commentateurs, il faut se rendre à l’évidence que cette crise ne se cantonne pas à une crise financière pour banquiers d’affaires mais qu’elle se propage et se propagera à toute l’économie.

Au même titre que tous les acteurs de la vie économique, les avocats en subissent les conséquences. Pour de nombreux cabinets, une grande partie de leurs revenus de ces dernières années provient des secteurs qui sont les plus durement frappés, à savoir l’immobilier et le private equity. 

Etat des lieux

AlixPartners LLP, un cabinet international de conseil, auprès de banquiers, avocats, et gestionnaires de fonds vient d’effectuer un sondage auprès d’un panel international d’experts en restructuring. Sans grande surprise, l’ensemble des personnes interrogées estime que la crise actuelle sera à la fois profonde et durable.

Cette crise étant avant tout une crise du crédit, son impact le plus radical va être sur tous les mécanismes faisant appel à la dette et aux effets de levier – en d’autres termes, les transactions qui ont occupé les jours et les nuits d’un grand nombre d’avocats aux quatre coins de la planète. Une majorité des experts sondés a estimé que la diminution des liquidités a altéré le business model des fonds de private equity en Europe de façon considérable – les fonds étant contraints à investir davantage en equity dans les sociétés de leur portefeuille, à se concentrer sur les opportunités dans le small et mid-cap, et surtout à abandonner les opérations purement financières pour se focaliser sur les entreprises de leur portefeuille.

La même enquête estime que parmi les industries risquant d’être les plus durement touchées et de connaître le plus grand nombre de restructurations au cours de l’année à venir, le secteur du commerce de détail, la construction, l’immobilier et les institutions financières arrivent en tête. Suivent, de nombreux autres secteurs dont les secteurs du voyage et des loisirs, les services aux entreprises et les télécommunications en passant par des industries en apparence stables dont les industries chimique et pharmaceutique.

Face à tant d’incertitude, ceux dont le métier est d’investir feront tous leurs efforts pour rester concentrés sur les fondamentaux de leur business en essayant de dégager des marges de liquidités disponibles. Cela impliquera une volonté d’optimiser toutes les opérations qui pourront l’être.

Et les avocats dans tout ça ? Ils devront avoir le courage de s’adapter aux réalités du marché en se repositionnant pour pouvoir répondre aux demandes à court terme de leur clients, en faisant preuve de créativité pour renforcer leurs liens avec ces clients dans cette période de grande tourmente et enfin, ils devront anticiper le redémarrage du prochain cycle.

Nous avons voulu interroger quelques avocats pour évoquer avec eux la manière dont ils appréhendaient cette crise. A travers leurs propos, nous avons voulu donner quelques pistes de réflexion sur la manière dont un cabinet d’avocats peut aborder une période difficile. Si nous avons choisi de faire intervenir des avocats qui exercent leur métier dans des structures de taille importante, c’est que nous pensons que leur analyse de la situation peut être tout à fait bénéfique pour ceux de leurs confrères qui pratiquent leur métier dans des structures de dimensions plus réduites.

Polyvalence et diversité

Alors que tous les cabinets d’avocats n’ont pas la chance de Cleary Gottlieb Steen & Hamilton qui s’est vu confier le rachat de Fortis par BNP Paris, ou celle de Linklaters qui travaille pour PriceWaterhouse Coopers sur la liquidation de Lehman Brothers, tous les cabinets ont néanmoins besoin de s’adapter aux nouvelles demandes de leurs clients. Les changements de ces demandes vont souvent faire glisser le travail d’un type d’activité à un autre. Dans un marché qui n’est plus un marché d’acheteurs, il faut savoir garder ou vendre. Il faut avoir le doigt sur le pouls de son marché et de ses clients pour anticiper et s’adapter sans cesse.

Françoise Maigrot, associée chez Linklaters à Paris où elle dirige depuis 1999 le département immobilier est au coeur des mutations du marché immobilier. Son activité fait d’elle une observatrice particulièrement éclairée des bouleversements de ces derniers mois. Les fonds d’investissements qui forment une part importante de sa clientèle ont l’habitude de travailler avec un niveau élevé de dette dans leurs transactions. L’assèchement de la dette a donc un impact direct sur leurs activités. Françoise Maigrot note que pour l’heure et malgré la crise, l’activité ne s’est pas arrêtée. Alors que les fonds peinent à lever de la dette, de nouveaux acquéreurs se positionnent, à savoir ceux qui disposent de liquidités importantes comme les fonds souverains où même certains particuliers très riches. " Le marché françaisest plutôt attentiste, dit-elle. Les vendeurs ne peuvent plus vendre au même prix mais tant qu’ils ne seront pas dans l’obligation de vendre, ils ne bougeront pas. Quant aux acquéreurs, ils attendent que la baisse se concrétise. Pour le moment, les attentes des uns et des autres ne se recoupent pas ".

Or, en attendant que les transactions reprennent, les avocats veulent rester actifs. " Nous avons tellement acheté pour nos clients. Comme les ventes se font attendre, les immeubles passent en portefeuille et notre activité devient une activité de gestion d’actifs ", ajoute Françoise Maigrot. Celle-ci a organisé son équipe pour ne pas subir de plein fouet des crises comme celle que nous traversons. Ses collaborateurs sont en mesure de s’adapter aux changements et de glisser d’une activité d’investissement pur à une activité de gestion ou encore de vente. " Même en période de chauffe, je ne veux pas de collaborateurs monovalents ", insiste-t-elle.

Marc Fredj, associé à Paris du cabinet Simmons & Simmons, est un spécialiste du private equity et des opérations cross-border de fusions et acquisitions. Dans son domaine, les fonds d’investissements représentent aussi une partie importante de ses clients. Il fait la même analyse. " Chez nous la pratique Private Equity est très polyvalente : buy-out ou venture... on s’adapte ". Quand nous lui posons la question de savoir ce qu’il ferait si la situation devait s’aggraver, Marc Fredj pousse le raisonnement de la polyvalence encore plus loin : " Actuellement, le domaine des
financements de projets n’est pas touché. Nous pouvons réorienter les équipes làdessus, ce sont des secteurs où nous avons énormément de travail ".

Dans les bureaux parisiens de Linklaters comme de Simmons & Simmons, il n’y a pas une spécialisation excessive des collaborateurs (comme cela peut être le cas aux sièges londoniens de ces cabinets où les effectifs sont beaucoup plus importants). Toutefois, la polyvalence n’est pas un hasard et elle doit se gérer. Les réunions de practice groups et les échanges entre avocats – quelque soit l’état de la conjoncture – sont le préalable indispensable au partage d’expérience et de savoir-faire.

Pour Marc Fredj, les opérations ne se sont pas arrêtées mais il constate d’une part que les transactions mettent plus de temps à se dénouer et d’autre part que les intervenants changent. Là où les fonds étaient omni-présents, les industriels se réveillent. Il cite plusieurs cas récents dans lesquels les fonds n’étaient plus en mesure de suivre et que ce sont les industriels qui se sont battus entre eux pour remporter l’affaire.

Outre l’importance de la polyvalence de leurs équipes, il est intéressant de constater que chez les avocats interrogés la diversité des types de clients joue un rôle important pour amortir le choc de la crise. Les fonds souverains ou les fortunes privées prennent le relais des fonds d’investissement, de la même manière que le venture (capital-risque) reprend de l’importance quand les opérations de LBO se font plus rares. Les avocats dont le portefeuille de clients présente des profils diversifiés – même si ces clients les consultent pour une même spécialité – s’en sortiront logiquement mieux. Ce n’est pas forcément quand tout va bien que les avocats vont penser à diversifier leurs types de clients et il est parfois un peu tard pour le faire quand tout va mal ... à méditer pour la prochaine crise.

Marketing réactif et marketing prospectif

Le ralentissement induit par la crise de certaines activités ne conduit pas pour autant au chômage technique. Dans les moments où les avocats travaillent moins avec certains de leurs clients, c’est le moment de les approcher différemment. Il faut éviter l’éloignement dans ces périodes où les transactions se font plus rares.

Une habitude des grands cabinets tend actuellement à se généraliser : le détachement des avocats chez les clients. Ce mode de fonctionnement, particulièrement courant aux Etats-Unis, pourrait se pratiquer davantage en France. Dans des périodes où certains cabinets n’ont pas besoin de tout leur effectif sur place, le détachement de collaborateurs chez le client permet de maintenir et même d’intensifier les relations entre le cabinet et ses clients. Le cabinet est dégagé du coût du collaborateur (en totalité ou en partie) et le client dispose d’un avocat dont il ne paie plus le taux horaire. Actuellement, plus d’une dizaine de collaborateurs de Linklaters sont chez des clients de la firme.

Les moments de ralentissement de l’activité sont aussi des moments privilégiés pour travailler différemment. Pour les avocats interrogés, l’heure est aux initiatives de marketing et de communication. Les initiatives les plus intéressantes
tant pour les avocats que pour les clients sont souvent liées à la formation. Petits déjeuners, réunions de présentation, exposés, sur des thèmes qui peuvent être liés à l’actualité ou pas, sont tant d’occasions de rappeler au client les facettes multiples de la valeur ajoutée du cabinet. " C’est un excellent moment pour se positionner ", souligne Marc Fredj. " Si le marché se rétrécit, c’est à nous de réagir et d’augmenter notre part de marché ", dit-il. Marc Fredj privilégie les actions de marketing qui donnent l’occasion aux clients ou aux prospects à la fois de s’informer mais aussi d’élargir leurs réseaux de contacts. " Leur temps est précieux, il faut leur donner le plus possible ".

Dans toute situation de difficulté, l’imagination et la créativité sont les meilleures alliées. " Ces moments de crise sur nos activités habituelles nous poussent vers de nouvelles activités qui entrent dans nos champs de compétence immobilière, notamment des projets liés au financement des parcs d’éoliennes, à l’énergie photovoltaïque
ou à d’autres formes d’énergies renouvelables. Nous avons de plus en plus de demandes liées aux questions environnementales et celles-ci ne sont pas impactées par la crise ", explique Françoise Maigrot.


Un département "restructuration" souple et efficace

Le pivot du cabinet en temps de crise, c’est le département dit de " restructuring " dont l’intitulé français peut varier d’un cabinet à un autre et qui chez Linklaters s’appelle officiellement : restructurations et entreprises en difficulté. Dans la crise actuelle, encore plus que dans les crises passées, la restructuration prend tout son sens, notamment en ce qui concerne la restructuration de la dette. Cécile Dupoux est une des deux associés du département chez Linklaters, cabinet qu’elle a rejoint avec son associé Aymar de Mauléon de Bruyères après avoir exercé sa spécialité avec Gabriel Sonnier, un des incontournables du droit des entreprises en difficulté. " Dans une situation de crise, nous sommes notamment interrogés sur les conséquences juridiques si... Nous devons donc nous prononcersur les "structures juridiques" en place pour permettre aux clients d’anticiper. Ces questions nous viennent de tous les départements du cabinet ", explique Cécile Dupoux. " Nous intervenons sur des dossiers très divers avec une équipe très transversale ", ajoute-t-elle. Cette transversalité de l’équipe restructuring est un bien nécessaire mais qui n’est pas suffisant. Il faut que cette transversalité se propage à tous les niveaux du cabinet. " La formation interne doit jouer son rôle en cas de crise. Notre équipe anime des formations pour les autres départements du cabinet. Dans les circonstances présentes, les avocats qui font du droit bancaire doivent comprendre les problématiques de restructuration de prêt et l’étroite collaboration entre les spécialistes de droit bancaire et les spécialistes des restructurations est indispensable ", poursuit Cécile Dupoux.

Quand le département restructuring d’un cabinet est très sollicité, il faut privilégier le travail avec les collaborateurs existants des autres départements, notamment le bancaire et le corporate, et mettre tous les collaborateurs du cabinet au fait de ce qu’ils doivent savoir dans ces circonstances. Sentant l’aggravation progressive de la conjoncture depuis cet été, l’équipe du département Restructurations et Entreprises en difficulté de Linklaters a consacré beaucoup de temps à mettre en place des actions pour optimiser la fluidité de l’information et du savoir-faire entre son département et les autres départements du cabinet.

Les initiatives de préparation des clients à un changement de conjoncture entrent aussi dans les attributions de ces avocats spécialisés en difficultés des entreprises. Linklaters a ainsi organisé pour ses clients, il y a plusieurs mois, un séminaire permettant aux clients de rencontrer et de discuter avec des juges du Tribunal de Commerce et des mandataires judiciaires afin de leur permettre de mieux comprendre et de démystifier les rouages parfois compliqués du monde des procédures collectives. " Cette initiative a aidé certains de nos clients à comprendre comment fonctionnent ces personnes, à ne pas craindre la juridiction consulaire mais plutôt à comprendre qu’elle est là pour aider le monde de l’entreprise ", explique Cécile Dupoux. La formation des clients joue un rôle très important en ces
temps de crise et face à la demande croissante des clients, notamment du secteur bancaire anglais, Linklaters participe à des réunions de présentation de l’activité du restructuring en France.

Chez Simmons & Simmons, la perméabilité entre le département restructuring et les autres départements fonctionne également. " Les avocats de notre équipe restructuring vont pouvoir se renforcer avec certains de nos collaborateurs du M&A sur des dossiers de redressement ", explique Marc Fredj pour illustrer son propos.

Mondialisation

Pour ces grands cabinets, la mondialisation – même si elle participe à l’amplification de la crise actuelle – est un atout. Dans les moments difficiles, les vases communicants jouent à plein régime. Ceratines activités profitent de la conjoncture quand d’autres souffrent. Certains pays vont bien quand d’autres vont mal. Ces dernières semaines, plusieurs cabinets ont annoncé des ouvertures de bureaux dans les anciennes républiques soviétiques ou ont procédé au renforcement de leurs équipes dans le Golfe persique. Après Dubaï, de nouvelles implantations ouvrent
leurs portes à Abu Dhabi ou au Qatar. Mais l’expansion internationale qui est unfacteur de dilution de risque n’est pas réservée aux seuls cabinets géants. Ainsi que nous l’avons évoqué dans le Monde du Droit, certains cabinets aux dimensions bien plus modestes que Linklaters ou Simmons & Simmons se sont implantés avec succès dans des marchés nouveaux qu’ils ne connaissaient pas auparavant.

Polyvalence des équipes, équilibre entre activités cycliques et contra-cycliques, anticipation des besoins des clients et renforcement du marketing sont autant d’axes de réflexion et de travail à mettre en oeuvre. Les recettes des grands cabinets ne s’appliquent peut-être pas toutes aux plus petites structures mais en temps de crise, leur exemple est à suivre.


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