L'économie change le droit économique

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Le droit de la concurrence, le droit de la distribution, le droit de la consommation...

Ces domaines qui composent le droit dit " économique " ont considérablement changé au cours de ces dernières années. Accompagnant les changements de l’économie et des rapports entre les différents acteurs économiques, ces domaines du droit ont évolué pour mieux épouser la réalité des entreprises, de leurs marchés et des consommateurs. Les avocats et leurs clients ont du s’adapter à ces changements qui ont modifié en profondeur la pratique de ces matières.

Le Monde du Droit a interrogé trois spécialistes pour prendre la mesure de l’évolution de ce droit économique dont le volume d’activité, dans les cabinets d’avocats, ne cesse de croître tant sur le plan national que communautaire.

Antoine Winckler, avocat associé, de Cleary Gottlieb Steen & Hamilton à Bruxelles, est, depuis des années, un spécialiste reconnu dans le domaine du droit de la concurrence. Il a effectué pour nous une analyse claire et concise des tendances actuelles du droit de la concurrence qu’il s’agisse des abus de position dominante, des pratiques restrictives, du contrôle des concentrations ou encore des aides de l’Etat.

" Le mouvement de fond de ces cinq dernières années, c’est la présence croissante de la base micro-économique du raisonnement juridique", explique Antoine Winckler. En effet, les régulateurs sont de plus en plus entourés d’économistes dont l’approche ne consiste plus à constater des infractions a priori par une application stricte des règles mais plutôt de regarder quelles sont les conséquences de l’application de la règle sur la situation économique.

Cette tendance de fond a un impact très concret sur la manière dont les autorités européennes et les autorités nationales tranchent les dossiers. C’est sans doute avec le contrôle des concentrations qu’a commencé l’influence de la pensée économique avec une évolution en parallèle des approches communautaire et nationale. La question de départ étant la même : une fusion acquisition va-t-elle avoir un impact sur les prix et les quantités vendues ? A partir de là, un certain nombre de doctrines se sont développées qui se sont écartées des modèles rigides de seuils pour analyser dans le détail les effets concurrentiels comme par exemple le positionnement des marques ou la proximité des concurrents. En effet, peut-on considérer que deux produits de fonction semblable sont dans un même marché si l’un est très haut de gamme et le second destiné à un marché de masse ?

Dans le prolongement de ce type d’analyse, l’approche économique s’est propagée aux autres situations du droit de la concurrence, notamment en matière d’abus de position dominante. L’affaire Microsoft est un exemple emblématique de cette approche. Deux reproches principaux étaient faits à Microsoft : le refus de donner une information complète sur son interface et le fait de contraindre les acheteurs de Windows à utiliser Media Player. Ces deux comportements s’ils étaient qualifiés de refus de vente pour l’un et de vente liée pour l’autre étaient constitutifs d’infractions. Or, la Commission européenne n’a pas interdit ces pratiques en les qualifiant de refus de vente ou de vente liée pour des raisons formelles ; elle a fait un travail d’analyse économique extrêmement détaillé (le rapport contient 250 pages) pour analyser l’effet économique du comportement de Microsoft d’abord sur ses concurrents mais également sur les consommateurs." Dans un dossier semblable dix ans plus tôt, la Commission se serait contentée de constater une infraction et de la sanctionner", ajoute Antoine Winckler.

Ce glissement du juridique vers l’économique est parfaitement assumé par la Commission qui a compris qu’en l’absence d’une application formaliste des règles, les sociétés concernées et leurs conseils avaient besoin d’être orientés par rapport aux critères. Elle a édicté des notices, Guidelines, dans ce sens.

Une incertitude juridique croissante

La matière est complexe et elle concerne énormément de sociétés. En effet, une société, même de taille assez modeste peut se trouver en position dominante si elle a innové dans son secteur ou si elle joue un rôle clé sur un secteur de niche. Ces questions d’abus de position dominante sont donc devenues très fréquentes et conditionnent le comportement de très nombreuses entreprises.

Mario Celaya, avocat associé et managing partner de Field Fisher Waterhouse à Paris, partage l’analyse d’Antoine Winckler sur l’influence du raisonnement économique. Il insiste sur la double conséquence de cette approche. Il y a d’abord un impact positif en ce qui concerne la cohérence des décisions qui sont maintenant le fruit d’une analyse économique poussée. " Mais la contingence des situations économiques se marie mal avec l’exigence de sécurité juridique dans leur analyse. Cela est particulièrement vrai en matière d’abus de position dominante ", lance-t-il.

La pratique du droit des abus de position dominante est donc incontestablement plus difficile qu’elle ne l’était il y a dix ou même cinq ans. Chaque situation est différente. Chaque marché s’analyse avec ses propres caractéristiques et, en conséquence, le risque est devenu très difficile à mesurer. Les prix prédateurs ou les rabais de fidélité sont autant d’exemples devenus de plus en plus difficiles à analyser pour les avocats et leurs clients. Chaque situation doit s’apprécier au cas par cas.

Les pratiques restrictives et le droit de la distribution

Les spécialistes sont unanimes pour dire que la généralisation des ventes en ligne pose des problèmes de plus en plus fréquents dans le domaine des pratiques restrictives et de la distribution.

Les groupes de luxe sont au coeur de la tourmente. En effet, de nombreux groupes ont demandé à leurs distributeurs de faire de très gros investissements (emplacements commerciaux très chers, personnel nombreux, services ...) en contrepartie d’une protection sur leurs territoires respectifs. Or ces distributeurs peuvent difficilement accepter d’être concurrencés par les ventes en ligne qui se font directement au profit du groupe dont ils sont censés tenir une exclusivité ou certaines garanties de non concurrence. Pour l’instant, la jurisprudence impose à ceux qui font de la vente en ligne d’avoir aussi des boutiques, ce qui peut contribuer à limiter certains problèmes mais il est probable que ces garde-fous ne tiendront pas longtemps compte tenu de l’attitude plus libérale déjà adoptée par les Etats-Unis sur ces questions.

Pascal Wilhelm, avocat associé et fondateur du cabinet Wilhelm & Associés, dont l’activité en droit économique est en expansion constante, constate qu’il est de plus en plus sollicité pour des questions liées aux réseaux de distribution. Il explique ceci par le fait que de nombreux réseaux arrivent actuellement dans une phase de maturité. Après les implantations et la première grande phase de croissance, de nombreux réseaux doivent maintenant faire face à des situations très variées tenant tant au développement de certains membres, qu’à leurs problèmes ainsi qu’à une masse croissante de litiges liés aux exclusions de membres, aux résiliations et renouvellements de contrats.

Cartels : agravation des sanctions et gap culturel

" Le combat contre les cartels constitue une des grandes évolutions de ces cinq dernières années. La politique de police est maintenant beaucoup plus poussée avec la généralisation du whistleblowing, des mesures de clémence ou d’immunité partielle. Ces éléments ont bouleversé l’approche des cartels ", explique Antoine Winckler. En effet, les procédures de délation ou d’aveu s’avèrent de plus en plus efficaces. Les fusions, acquisitions, changements d’actionnaires, attisent le phénomène puisque chaque bouleversement capitalistique engendre son lot de mécontents prêts à tirer la sonnette d’alarme.

En quelques années, le montant des sanctions prononcées a été multiplié par 10. Les modes de calcul et leurs facteurs multiplicateurs appliqués à ces comportements aboutissent à des sommes qui peuvent mettre des sociétés en faillite. En France, les autorités suivent maintenant la voie ouverte par les régulateurs européens comme en attestent les sanctions très importantes prononcées dans le secteur de la téléphonie mobile. Mais il reste cependant un décalage important avec les pays anglo-saxons. En effet, une discussion entre deux patrons françaisautour d’un déjeuner ou un arrangement entre deux commerciaux de sociétés différentes sur un même territoire ne sont pas toujours ressentis comme pouvant constituer des entorses graves aux règles de la concurrence.

" Il y a un gap culturel en matière de cartels entre les Etats-Unis et l’Europe sur la perception de la gravité de l’infraction. Les français mettent du temps à comprendre et la récidive est fréquente ", dit Mario Celaya. Tous ont à l’esprit les sanctions massives récemment prononcées contre Saint-Gobain. Les autorités ont la main lourde et certaines des sanctions prononcées seraient en mesure de faire péricliter des entreprises aussi puissantes que solides. De plus, dans des circonstances économiques difficiles, la tentation des ententes est d’autant plus grande. Pour régler une fois pour toutes le problème des ententes qui faussent la concurrence, il faudrait sans doute emprunter la voie choisie par l’Angleterre consistant à réprimer pénalement les individus. Le débat est ouvert dans les autres pays européens.

Alors que beaucoup de domaines du droit de la concurrence prennent le chemin de la sagesse par l’analyse économique, le cas des cartels est différent. Selon Antoine Winckler, le droit des cartels est en situation de sur-réaction. "Les amendes trop importantes pénalisent parfois des entreprises saines et leurs actionnaires pour des infractions qu’ils ne peuvent pas toujours empêcher. Certaines des sociétés les plus rigoureuses du monde ne peuvent pas contrôler des pratiques qui surviennent dans des petits territoires où l’individu fautif n’encourre aucun risque à titre personnel ".

Les aides d'Etat : les questions de la crise actuelle

La crise actuelle repose avec acuité la question de la légitimité des aides d’Etat et pour le moment, les instances européennes n’ont pas dégagé de doctrine ou de consensus clair mais, selon les spécialistes interrogés, il paraît indéniable que l’interdiction de principe devra s’assouplir.

Les domaines de tolérance se dessinent et ces aides pourraient devenir acceptables dans des cas de market failure, comme dans le cas actuel du système bancaire mais aussi dans des domaines prioritaires pour l’avenir comme l’environnement et plus généralement la recherche. Ici encore, nous voyons se dessiner l’approche économique au détriment de la norme juridique. L’illustration en est particulièrement positive puisque dans une application stricte de la règle, seraient interdites des initiatives qui peuvent avoir un impact positif incontestable pour les pays européens et leurs citoyens.

Aussi, comme le rappelle Mario Celaya, la France est particulièrement concernée par les conditions dans lesquelles les opérateurs publics interviennent dans la sphère concurrentielle. Un véritable droit public de la concurrence s’est développé au sein du droit administratif.

L'impact sur les avocats

" L’avènement de l’approche économique rend la pratique beaucoup plus difficile. On s’écarte d’une lecture définissant les infractions a priori au bénéfice d’une analyse de l’effet et des conséquences de la règle. C’est un grand changement pour les avocats qui doivent maintenant travailler main dans la main avec les économistes mais doivent aussi se cultiver en micro-économie  ", dit Antoine Winckler. " Nous entrons dans une logique d’évaluation des situations. Les avocats et les juristes internes ont une responsabilité de plus en plus grande dans l’analyse des situations et l’estimation des risques ", ajoute Mario Celaya.

Si on se laisse aller à une analyse à la fois géographique et historique de la matière, il est incontestable que le vent vient de l’ouest. Les tendances qui se sont dégagées aux Etats-Unis ont traversé l’Atlantique pour imprégner le droit européen et les droits nationaux. A titre d’exemple, le prix minimum imposé sera à regarder de près. Cette pratique est aujourd’hui un des grands péchés en matière de droit de la concurrence en France et en Europe. Or, aux Etats-Unis, la Cour Suprême a récemment jugé que le prix minimum imposé n’était plus une infraction automatique et que la règle devait s’appliquer au cas par cas en fonction de ses répercussions économiques. Il est très probable que cette évolution arrive jusqu’à nous. Depuis longtemps, les économistes ont manifesté leurs réserves par rapport aux politiques de sanctions systématiques. Les régulateurs les ont entendus. Les avocats doivent adapter leur approche de ces dossiers en fonction de cette tendance.

En ce qui concerne l’organisation du travail des avocats, l’évolution des pratiques du droit économique a un impact. Les instances européennes ont des capacités limitées et ne peuvent pas mobiliser les ressources nécessaires à une analyse en détail de tous les dossiers. D’un système de notification, peu consommateur de moyens humains pour les entreprises et leurs avocats, nous sommes passés à une exigence de travail très importante pesant sur les entreprises et leurs conseils. Ceux-ci doivent en effet être en mesure d’analyser en amont toutes les nuances de leur situation au regard du droit de la concurrence. Ce travail en amont est de plus en plus consommateur de temps et de ressources humaines.

Dans le contexte actuel, les avocats relèvent aussi que de plus en plus d’opérations sont notifiables au niveau national et que les clients doivent être de plus en plus éduqués sur l’intégration du droit de la concurrence dans leurs réflexions sur la faisabilité d’une opération envisagée. " Les clients doivent accepter ce travail compliqué de présentation et d’analyse qui prolonge également les délais de réalisation ", explique Pascal Wilhelm qui déclare également s’entourer d’économistes pour les dossiers complexes.

La "compliance" en plein essor

L’incertitude juridique ainsi que l’alourdissement des sanctions, doublées d’actions civiles de plus en plus fréquentes, rendent la pratique actuelle à la fois plus délicate mais sûrement aussi plus passionnante. La généralisation des préoccupations concurrentielles et l’inflation du droit économique d’une manière générale ouvre de nouveaux chantiers et de nouvelles opportunités pour les avocats.

C’est ainsi que le travail dit de " Compliance " prend une place de plus en plus grande chez les spécialistes de ces matières. Il s’agit en effet d’aider les clients à mettre en place des procédures visant à garantir un comportement conforme aux règles en vigueur. Dans un univers aussi changeant, le défi est de taille mais il serait dommage que les avocats laissent trop de terrain aux cabinets de consultants qui se positionnent sur ce segment.