Un jury californien a décidé à l'unanimité que Google abuse de son monopole sur le marché de la distribution d'applications mobiles. La décision pourrait avoir des implications majeures pour l'industrie des applications mobiles, qui est dominée par Google et Apple. Explications avec Arthur Millerand, associé de Parallel Avocats, cabinet dédié au conseil et à la défense des entreprises technologiques.
Pouvez-vous rappeler le contexte de la décision ? Que reprochait Epic à Google ?
La décision Google v. Epic Games intervient dans un procès débuté en 2020 devant les juridictions californiennes. Le litige est né de la décision d’Epic Games d’instaurer un système de paiement directement intégré à son application Fortnite pour Android et de proposer une réduction sur tous les achats in game. Epic Games souhaitait ainsi contourner les frais de transaction de 30% actuellement imposés par Google sur tous les achats effectués à travers son magasin d’applications (le Play Store) mais également ceux réalisés à l’intérieur de l’application. Ce comportement a entraîné la suppression immédiate de Fortnite du Play Store en raison d’une violation de ses conditions d’utilisation. Epic Games a alors intenté une action en justice contre Google en invoquant le non-respect des règles en matière de concurrence. Ce contentieux s’inscrit dans un débat plus large concernant les magasins d’applications (app stores) et les craintes de pratiques anticoncurrentielles puisque, pour entrer sur le marché, il est nécessaire d’accepter les contraintes fixées par Google (ou Apple pour l’App Store).
Comment analysez-vous la décision en faveur d'Epic ? Quelles sont les conséquences ?
La décision est encore incomplète puisqu’on ne connait pas le détail des prescriptions imposées à Google pour remédier à ses pratiques anticoncurrentielles (remediation actions), ce qui est attendu en janvier 2024. D’ores et déjà, cette décision est une grande victoire pour Epic Game parce que le jury a reçu favorablement les arguments de l’éditeur de jeu vidéo. En particulier, il a retenu qu’il existait effectivement une situation de monopole illégal à travers le Play Store de Google. L’entorse fondamentale aux règles de concurrence consiste en l’association forcée de l’utilisation du Play Store avec le système de facturation de Google, et ce, de manière indifférenciée pour tous les développeurs d’une application Android.
Il faut aussi rappeler qu’Epic Games avait intenté un procès similaire contre Apple. La décision rendue en 2021, confirmée en appel en avril 2023, avait certes été favorable à Apple (l’abus de position dominante avait été écarté) mais les frais de commission pour les petits développeurs avaient été réduits de 30 à 15%.
Même si Fortnite n’est toujours pas disponible sur le Play Store, cette décision pourrait avoir des conséquences décisives pour les plateformes de distribution d’applications, lesquelles sont des sources très lucratives pour Google et Apple. On assiste peut-être à une nouvelle phase dans la structuration du marché de la distribution et du téléchargement des applications mobiles, avec l’émergence de boutiques alternatives, de système de paiement tiers ou de meilleure portabilité d’applications entre les systèmes d’exploitation.
Est-ce que Google peut avoir des chances de l'emporter en appel ?
Il est très important de rappeler que cette décision n’est pas complète (une décision complémentaire est attendue en janvier 2024) et qu’elle n’est pas définitive (Google a annoncé faire appel de la décision). Les parties au litige vont donc pouvoir continuer à faire valoir leurs arguments et, étant donné l’importance de ce sujet, il semble probable que d’importantes ressources soient mobilisées pour ce contentieux. Elles disposent aussi désormais d’une décision à critiquer (pour Google) ou à défendre (pour Epic Games), ce qui permettra peut-être de nouvelles lignes d’argumentation. La suite s’annonce passionnante.
Est-ce qu’on peut imaginer une décision semblable en Europe avec le DMA ?
On peut tout à fait imaginer des questionnements similaires puisque le fonctionnement des magasins d’applications est identique aux États-Unis et en Europe (il y a d’ailleurs eu des exemples, comme aux Pays-Bas, concernant le système de paiement d’Apple). Il y aurait même des arguments juridiques spécifiques à l’Union Européenne puisque les récents règlements européens Digital Services Act (DSA) et Digital Market Act (DMA) fixent des règles exigeantes pour les très grandes plateformes et les contrôleurs d’accès (gate keepers).
En particulier, le DMA prévoit qu’il soit permis techniquement l’installation et l’utilisation effective d’applications logicielles ou de boutiques d’applications logicielles de tiers en utilisant ou en interopérant le système d’exploitation. L’objectif est d’ouvrir les systèmes propriétaires fermés et de limiter les risques pour les consommateurs de rester captifs. Étant donné l’importance des conséquences règlementaires attachées à cette qualification juridique, certaines grandes entreprises technologiques (dont Apple) ont demandé aux juridictions de l’Union Européenne de réexaminer la décision de la Commission Européenne ayant désigné leur service de gate keeper.
Sous différentes formes (un règlement pour l’Union Européenne, une décision de justice pour les États-Unis et une loi pour la Chine), on assiste actuellement à un mouvement règlementaire intéressant pour les boutiques d’applications sur smartphone. Tous les acteurs du numérique doivent suivre ces sujets attentivement car ils ne manqueront pas de se poser avec plus d’acuité encore en 2024.
Propos recueillis par Arnaud Dumourier (@adumourier)