QPC sur le second alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce

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Dan Roskis, Avocat associé au sein du cabinet Eversheds Sutherland, est à la tête du département droit de la concurrence et de la distribution au sein du bureau parisien de la firme. Spécialisé en droit français et européen de la concurrence, il revient sur l’impact de la QPC dont a été saisi le Conseil constitutionnel en début d’année, portant sur la conformité des dispositions du second alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du code de commerce au regard des droits et libertés garantis par la Constitution.

Dans quel contexte a été tranchée cette QPC ?

En novembre 2018, l’Autorité de la concurrence a procédé à des opérations de visite et de saisie (« OVS ») inopinées dans les secteurs de l’ingénierie et du conseil en technologies, des services informatiques et de l'édition de logiciels. L’Autorité a mené des OVS dans les locaux de la société Akka technologies et d’autres sociétés du même groupe (« le groupe AKKA »).

Lors de ces opérations, deux incidents ont eu lieu, le premier consistant en un bris de scellés, le second correspondant à une altération de la réception de courriels sur la messagerie électronique d'un ordinateur portable en cours d'examen.

Par décision du 22 mai 2019, l’Autorité de la concurrence a condamné les sociétés concernées du groupe AKKA à une amende de 900.000 euros pour obstruction.

A l'occasion du pourvoi qu'elles ont formé contre l'arrêt rendu le 26 mai 2020 par la cour d'appel de Paris, les sociétés du groupe AKKA ont demandé que soit posée au Conseil Constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Pourquoi le second alinéa du paragraphe V de l’article L. 464-2 du Code de commerce a-t-il été déclaré inconstitutionnel ?

La disposition déclarée inconstitutionnelle permet à l’Autorité de la concurrence - lorsqu'une entreprise a fait obstruction à l'investigation ou à l'instruction d’une affaire – de lui infliger une sanction pécuniaire pouvant atteindre 1 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre.

Le Conseil constitutionnel a déclaré ces dispositions inconstitutionnelles car il a estimé que les comportements en cause étaient également qualifiés et sanctionnés par une autre disposition du code de commerce, à savoir l’article L. 450-8 du code de commerce, sur le délit d’opposition ou d’entrave.

Pour rappel, l’article L. 450-8 punit d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 300.000 euros le fait pour quiconque de s’opposer à l’exercice des fonctions des agents de l’Autorité de la concurrence ou de la DGCCRF. Pour une personne morale comme une société, l’amende pénale peut s’élever à 1.500.000 euros.

Deux textes coexistent:

  • l’article L.464-2, paragraphe V, alinéa deux du code de commerce sur les pratiques d’obstruction; et
  • l’article L.450-8 du code de commerce sur le délit d’opposition.

Le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution le texte visé par la QPC, dès lors que les mêmes faits pouvaient être sanctionnés - au moins en partie - sur le fondement de deux textes ayant des buts identiques et imposant des sanctions non moins comparables.

Pourquoi en partie ?

Le délit d’opposition (article L. 450-8 du code de commerce) est une infraction pénale qui concerne de façon générale l’opposition à l’exercice des fonctions des agents de l’Autorité. Il s’agit d’une infraction intentionnelle de la part de son auteur. Cette infraction est en principe inapplicable en cas de simple négligence.

Ce n’est donc qu’en cas d’opposition ou d’obstruction intentionnelle à une mesure d’enquête ou d’instruction des agents de l’Autorité de la concurrence que l’entreprise concernée encourrait à la fois une amende prononcée par l’Autorité et dont le plafond est fixé à 1% de son chiffre d’affaires mondial et une amende pénale pouvant atteindre 1.500.000 euros pour les personnes morales.

Sur le fondement de quel principe, le Conseil constitutionnel a déclaré l’article L. 464-2 V alinéa 2 du code de commerce inconstitutionnel ?

Cette disposition a été considérée contraire à la Constitution sur le fondement du principe de nécessité des délits et des peines, principe à valeur constitutionnelle.

Ce principe signifie que les mêmes faits commis par une même personne ne peuvent pas faire l’objet de poursuites différentes à des fins de sanctions de même nature en application de corps de règles identiques.

Le Conseil constitutionnel a rappelé le contenu et les limites de ce principe. Il a comparé les deux dispositions légales applicables en cas d’entrave aux pouvoirs d’enquête de l’Autorité.

Premier constat : L’article L. 450-8 du code de commerce sanctionne le fait pour quiconque de s'opposer, de quelque façon que ce soit, à l'exercice des fonctions dont les agents de l'Autorité de la concurrence sont chargés. L'article L. 450-8 du code de commerce et les dispositions contestées de l’article L. 464-2 V alinéa 2 du même code, tendent à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique.

Deuxième constat : Les sanctions pénales de l’article L.450-8 et les amendes de l’article L.464-2 du code de commerce poursuivent les mêmes objectifs, c’est-à-dire assurer l’efficacité des enquêtes menées par l’Autorité et in fine garantir le respect des règles de concurrence. Ce sont donc les mêmes intérêts sociaux qui sont protégés par les deux textes.

Troisième constat : Le Conseil constitutionnel a constaté que les amendes prononcées par l’Autorité n’étaient pas d’une nature différente de l’amende pénale encourue. Le délit prévu à l’article L.450-8 du code de commerce est puni d’une amende pénale pouvant s’élever à un million cinq cent mille euros lorsqu’elle concerne les personnes morales.

L’amende prévue à l’article L.464-2 du même code rend passibles les entreprises d’une amende dont le montant maximum ne peut dépasser 1% de leur chiffre d’affaires mondial le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre.

A partir du moment où l’amende prononcée par l’Autorité et la sanction pénale relèvent de corps de règles identiques et protègent les mêmes intérêts, par des sanctions de même nature, l’article L. 464 V alinéa 2 du Code de commerce est contraire au principe de nécessité des délits et des peines.

D’autres moyens avaient été soulevés par le groupe de sociétés AKKA à l’origine de cette QPC, comme le principe de légalité des délits et des peines. Ces moyens n’ont pas prospéré devant le Conseil constitutionnel.

Le Conseil constitutionnel a en particulier considéré que l’article L.464-2 second alinéa du paragraphe V du code de commerce, était conforme au principe de légalité des délits et des peines. Le Conseil constitutionnel a jugé que cette disposition était suffisamment claire et précise et que les personnes responsables étaient déterminées.

Les Sages ont également retenu que le montant de 1% du chiffre d’affaires n’était qu’un maximum de l’amende encourue en cas d’obstruction. Il appartient à l’Autorité de proportionner l’amende à la gravité des pratiques d’obstruction. Il n’y a donc pas de contrariété au principe de proportionnalité des peines selon le Conseil.

Quelles conséquences à la suite de cette décision ? Quid des dossiers en cours de l’autorité de la concurrence ?

En principe, lorsque le Conseil constitutionnel prononce une déclaration d’inconstitutionnalité, l’auteur de la QPC bénéfice de cette déclaration d’inconstitutionnalité. La disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut plus être appliquée dans les procédures en cours.
De manière pour le moins exceptionnelle, le Conseil constitutionnel a pris une position différente. Il indique que dans les procédures en cours fondées sur les dispositions invalidées, la déclaration d’inconstitutionnalité ne peut être invoquée que lorsque l’entreprise poursuivie a préalablement fait l’objet de poursuites sur le fondement de l’article L.450-8 du code de commerce.

Par ailleurs, le Conseil a déclaré l’inconstitutionnalité des dispositions « dans leur rédaction contestée » , lesquelles ont été considérées comme « n’étant plus en vigueur ». Il semble ainsi que le Conseil constitutionnel ait entendu limiter la déclaration d’inconstitutionnalité à une période comprise entre 2017 et 2020, alors que la rédaction de la disposition attaquée n’a guère varié.

Le Conseil constitutionnel a prévu un dispositif en quelque sorte transitoire.
Or, à notre connaissance, les sociétés du groupe AKKA n’ont pas été pénalement poursuivies pour délit d’opposition.

Par conséquent, la procédure concernant le groupe AKKA, actuellement pendante devant la Cour de cassation, devrait se poursuivre. Sous réserve de l’issue de ce pourvoi, l’amende prononcée ne devrait pas être remise en cause par la déclaration d’inconstitutionnalité.

C’est donc une victoire assez théorique pour les sociétés du groupe AKKA.

On peut toutefois s’interroger sur la portée que le Conseil constitutionnel a entendu donner à sa décision. Il est en effet surprenant de voir une amende – ou en tout cas une procédure – maintenue alors que le texte qui lui sert de fondement a été déclaré inconstitutionnel.

En toute hypothèse, les sanctions pécuniaires prononcées par l’Autorité de la concurrence pour obstruction ont été relativement rares. A notre connaissance, le texte contesté a été appliqué deux fois. En dehors de la procédure AKKA, la société BRENNTAG a été condamnée à une amende de 30 millions d’euros en 2017. Cependant, il semble que l’Autorité ait pour ambition de poursuivre plus fréquemment les comportements d’obstruction aux enquêtes.

Y a-t-il un vide juridique ?

Je ne pense pas qu’il soit possible de parler de vide juridique. L’article L.450-8 du code de commerce reste applicable en cas d’opposition aux pouvoirs d’enquête et d’investigation de l’Autorité de la concurrence. Cette disposition est d’une mise en œuvre différente du texte censuré puisque c’est une disposition pénale. Les entreprises pourraient donc être poursuivies devant le juge pénal à l’initiative du Ministère public et de l’Autorité.

Cependant, le Conseil constitutionnel a précisé que les dispositions déclarées contraires à la Constitution (second alinéa du V de l’article L. 464-2) n’étaient plus en vigueur à ce jour, en raison apparemment de modifications issues de la loi n°2020-1508 du 3 décembre 2020, affectant d’autres alinéas de l’article L. 464-2. Cette réserve pourrait suggérer qu’en dehors des procédures en cours, les dispositions déclarées inconstitutionnelles resteraient en vigueur pour l’avenir. Selon cette thèse, l’Autorité conserverait son pouvoir de sanction pécuniaire. Cette interprétation paraît a priori contestable. Dès lors que les dispositions contestées, non modifiées entre leur adoption et ce jour, ont été déclarées contraires à la Constitution, elles ne devraient pas être opposables aux entreprises en cas d’obstruction. L’avenir nous dira quelle interprétation l’Autorité retiendra de la déclaration d’inconstitutionnalité.

A titre prospectif, la censure du Conseil constitutionnel devrait conduire le législateur à établir un dispositif clair visant à assurer le bon déroulement des enquêtes de concurrence, qui soit plus respectueux des principes constitutionnels, et également soucieux des droits de la défense.

Par comparaison, la Commission européenne dispose d’un pouvoir de sanction en cas de pratiques jugées constitutives d’opposition. En application du Règlement européen n°1/2003, la Commission peut infliger aux entreprises visitées une amende pouvant aller jusqu’à 1% du chiffre d’affaires total réalisé au cours de l’exercice social précédent, notamment lorsqu’au cours d’une enquête, ces dernières fournissent des renseignements inexacts ou incomplets, ou lorsqu’elles brisent des scellés apposés par les agents de la Commission. Des amendes plusieurs millions d’euros ont été imposées dans des cas de bris de scellés ou d’atteinte à l’intégrité de messageries électroniques au cours de « dawn raids ».

Propos recueillis par Emma Valet


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