3 questions à Sévag Torossian

Interviews
Outils
TAILLE DU TEXTE

Sévag TorossianA l'occasion de la commémoration du génocide arménien Le Monde du Droit a interrogé Sévag Torossian qui vient de sortir son livre "Vous n’existez pas chez l’Harmattan dans lequel il démontre une fois de plus son engagement.

Le sous-titre, Négationnisme et mensonges d’État, nous entraîne vers la réflexion théorique mais toujours accessible de cet avocat pénaliste. Ou pourquoi on doit faire autre chose qu’une loi mémorielle et un délit de presse et de liberté d’expression avec la négation des génocides, pour l’humanité toute entière.


Pourquoi avoir choisi ce titre, « Vous n’existez pas » ?

C’est une phrase terrible, sans doute la plus terrible, celle qu’aucun être humain ne saurait jamais prononcer. Dire à quelqu’un qu’il n’existe pas, c’est nier son humanité, son existence, son essence. Même avec l’injure, on reconnait avoir quelqu’un en face de soi.

Le plus terrible est que, aujourd’hui, c’est le droit qui semble chuchoter cette phrase. « Vous n’existez pas » est la réponse du droit aux victimes et descendants du génocide arménien. Elle repose sur un duo infernal : procès impossible et déni permanent. Les criminels, personnes physiques, étant morts et enterrés depuis longtemps, leur procès ne peut plus avoir lieu. Mais le droit ne peut déserter ainsi. La spécificité de ce génocide repose sur un puissant négationnisme d’État, qui se traduit aussi par un gigantesque travail de propagande du gouvernement turc sur le territoire français. A situation juridique inédite, solution inédite : l’infraction de négationnisme a le pouvoir de mettre fin au déni permanent des auteurs, complices et receleurs du plus grand mensonge d’État du XXème siècle.

Pourquoi une nouvelle définition du négationnisme ?

La loi Gayssot de 1990 a créé, à mon sens, une infraction en gestation. Une toute jeune infraction – à peine vingt-deux ans, qui n’a pas fini sa croissance. Elle avait été adoptée à l’époque dans un contexte social précis et douloureux, avant l’incorporation des crimes contre l’humanité dans le Code pénal et, il faut le reconnaitre, sans aucune vision d’ensemble. L’infraction doit être revue aujourd’hui à la lumière d’autres références, y compris la Convention de 1948 sur la répression et la prévention du crime de génocide. Comment en effet lutter contre les génocides sans lutter également contre le négationnisme ?

Vingt ans après son adoption, avec le recul, une analyse globale de tous les phénomènes négationnistes, l’échec de la pénalisation de celui qui vise le génocide arménien, le mensonge d’État qu’a tenu la France pendant deux décennies sur celui des Tutsis et Hutus modérés, l’obligation imposée par la décision-cadre de 2008 du Conseil de l’Union de légiférer, nous sommes en mesure d’avoir désormais une vision d’ensemble.

Il y a en effet de nouveaux apports. Ce que révèle le cas du génocide arménien – et sans doute, celui des Tutsis – repose sur la notion de « dissimulation du crime ». C’est une contribution inédite que nous apportons à l’anthropologie juridique. Cette dissimulation n’avait pas été repérée par le législateur en 1990, et ce pour une raison simple : Nuremberg et Eichmann avaient permis les débats judiciaires, les procès, les condamnations. Or, il n’y a pas eu de procès international du génocide des Arméniens. Politique et judiciaire n’avaient pas encore construit de toute pièce le mensonge d’Etat sur le Rwanda, dévoilé en 2010. En cantonnant la loi Gayssot à la Shoah, on a donc cru qu’il s’agissait de simples « opinions » et non d’actes positifs concomitants qu’il fallait réprimer.

Pourtant, les historiens et penseurs n’avaient eu cesse de le répéter : un génocide a ceci de particulier qu’en même temps que le criminel opère, il dissimule son crime. Les techniques sont variables d’un génocide à l’autre, mais la dissimulation est constante et concomitante au crime : le génocidaire extermine et nie en effaçant les preuves quasi-simultanément. Vu sous cet angle, le négationnisme révèle au grand jour, non seulement le criminel, mais également les complices et receleurs. A l’instar de l’assassin, en droit commun, qui commet son crime et efface les traces à l’eau de javel, déplace le corps de la victime et efface les preuves du crime – deux infractions distinctes sont commises –, c’est une dissimulation à grande échelle que nous pouvons désormais repérer et dévoiler.

Le génocide arménien n’a pas fait l’objet d’une décision de justice, au contraire de la Shoah. N’est-ce pas un obstacle à la pénalisation de son négationnisme ?

C’est cette idée qu’a défendu Robert Badinter quant à la constitutionnalité de la loi Gayssot, à l’exception de toute autre loi pénale qui pouvait naître. A l’occasion des débats sur la pénalisation du négationnisme du génocide arménien, Monsieur Badinter a, en effet, laissé penser que la loi Gayssot interdisait, non pas le débat historique, mais la contestation de l’autorité de la chose jugée, à savoir jugée par le Tribunal de Nuremberg. Cela pour rassurer les historiens, qui se sentaient menacés – mais constatons-le à tort, puisqu’aucun n’a été condamné en vingt ans – dans leur liberté d’expression.

Cette approche est néanmoins très contestable. D’abord, parce qu’aucun texte national ou international ne l’impose – ni même la décision-cadre du Conseil de l’Union de 2008. La confusion entre vérité et autorité de la chose jugée est une conception qui remonte au Code Napoléon, elle ne peut être sérieusement soutenue. Un juge refuserait-il de condamner un prévenu pour recel de vol parce que le voleur initial n’a pas été jugé ? Faudrait-il informer tous les avocats de France que contester une décision une justice peut conduire en prison ? Ce serait sans doute saugrenu. En réalité, l’autorité de la chose jugée n’est qu’un attribut du jugement. Son ambition est bien plus humble : encadrer les débats judiciaires dans le temps pour éviter les procès permanents.

Le négationniste – comme auteur, complice ou receleur – est un dissimulateur universel. Et la tenue d’un procès international n’est jamais chose acquise ; elle est toujours l’objet de tractations et d’un consensus politique difficile à obtenir. En matière de génocide, on ne peut pas raisonner comme en droit commun. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle il n’y avait pas de justice pénale internationale en 1915, le procès du génocide arménien était prévu par l’article 230 du Traité de Sèvres. Ce procès qui n’a pas eu lieu a été volé par les Alliés. Et ce pour obtenir la bienveillance de la Turquie naissante, successeur de l’Empire ottoman. Notons au passage que cela a réduit à néant le premier projet précurseur de mise en place d’une juridiction internationale ! C’est ce déni de justice initial qui est à l’origine de la situation actuelle : le déni politique s’appuie sur le déni de justice, devenu justification.

L'auteur

Avocat pénaliste, fondateur du cabinet, Sévag Torossian est Docteur en droit de l’Université Paris Panthéon-Assas. Sévag est l’auteur d’une thèse de droit public sur les Républiques autoproclamées, devenue un livre de référence "Le Haut-Karabakh arménien, un état virtuel ?" publié aux éditions L’Harmattan.
Il a aussi écrit un roman, "La prophétie d’Ararat", en 2012, aux éditions Papier Libre.
Précédemment à la fondation de son cabinet dédié à la stratégie et la défense pénale en 2005, Sévag fut Observateur international de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) puis Conseiller auprès du Directeur général du Centre d’Information Stratégique et Economique (CISE).
Sévag Torossian est Membre du Comité scientifique de l’Institut de Droit Pénal du Barreau de Paris (IDP), il est aussi membre actif de l’Association des Avocats Pénalistes (ADAP), de l’Association Française des Docteurs en Droit (AFDD) et de l'Association des Avocats et Juristes Arméniens (AFAJA).
Il est, par ailleurs, l’avocat en France du Gouvernement de la République d’Arménie, ainsi que du Bureau français de la Cause arménienne (BFCA).

Le nouveau livre de Sévag Torossian

VOUS N’EXISTEZ PAS

Négationnisme et mensonges d’Etat

Editions L’Harmattan

Mars 2013, 134 pages

ISBN : 978-2-343-00351-1