Tribunaux arbitraux : attention au piège d'absence d'allégations de corruption

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La cour d’appel de Paris a rejeté un jugement arbitral sommant l’État libyen de verser 452 millions d’euros à la société française Sorelec et a estimé que le contrat sous-jacent (entre Sorelec et l’Etat libyen) avait été obtenu pour cause de corruption. Cet article, rédigé par Flore Poloni et Nicolas Brooke, associés, Signature Litigation, examine les préoccupations concernant les normes en matière de preuve relatives aux allégations de corruption et analysera jusqu’où le tribunal arbitral aurait dû aller pour découvrir les antécédents présumés du contrat.

La France a renforcé son cadre législatif en matière de lutte contre la corruption en adoptant la loi "Sapin II" en décembre 2016,créant notamment une obligation de prévention des risques de corruption pour les grandes entreprises et introduisant en droit français le concept de convention judiciaire d'intérêt publique inspiré du deferred prosecution agreement américain, dont l'objet est de permettre de mettre un terme aux poursuites dont pourrait faire l'objet une entreprise soupçonnée d'atteintes à la probité, donnant lieu à un certain nombre d'accords spectaculaires depuis l'entrée en vigueur de la loi (Société Générale en juin 2018, Airbus en janvier 2020). La cour d'appel de Paris n'a eu de cesse, en parallèle, de renforcer son contrôle des sentences arbitrales à cet égard, comme en témoigne un arrêt rendu le 17 novembre 2020 dans l'affaire opposant l'Etat de Libye et la société française SORELEC : une application affichée de la méthode des"red flags" employée dans les dossiers de corruption transnationale.

Le piège : la reddition d'une sentence d'accord parties

En 1976, le ministère de l'Enseignement de l'Etat de Libye et SORELEC ont conclu un contrat pour divers travaux de construction. Dès 1985, des différends sont survenus entre les parties. Après plusieurs tentatives de transaction infructueuses, SORELEC a introduit une procédure d'arbitrage CCI, sollicitant la condamnation de l'Etat de Libye au paiement de la somme de 109 millions d'euros, outre les intérêts. Les 27 et 29 mars 2016 – à un stade avancé de la procédure d'arbitrage – les parties ont mis fin au litige par le biais d'un protocole d'accord (ci-après "le Protocole"),prévoyant que (i) l'Etat de Lybie devrait payer à SORELEC 230 millions d'euros dans un délai de 45 jours à compter de la notification de la sentence d'accord-parties à intervenir, et (ii) en cas de défaut de paiement de cette somme par l'Etat de Libye dans le délai imparti, que ce dernier serait tenu au paiement d'une somme de 452 millions d'euros à titre de dommages et intérêts.

Le 22 août 2016, SORELEC demande au tribunal arbitral de rendre une sentence d'accord-parties, qui reprendra la teneur du Protocole. Dans une sentence partielle datée du 20 décembre 2017, le tribunal approuve le Protocole et rend donc une sentence condamnant l'Etat libyen à payer 230 millions d'euros dans les 45 jours suivantsa notification. Du fait du défaut de paiement de l'Etat libyen, une seconde sentence est rendue le 10 avril 2018.

L'Etat de Libye a formé un recours en annulation contre ces deux sentences, respectivement le 26 janvier et le 10 avril 2018, en invoquant notammentleur contrariété à l'ordre public international en ce qu'elles auraient donné effet à un contrat entaché de corruption.

Une application de la méthode des "red flags"

Dans le cadre de son contrôle de la conformité de la sentence à l'ordre public international, la cour d'appel a appliqué la méthode désormais classique des red flags[1]. Réaffirmant l'existence d'un consensus international sur la définition de la corruption (exprimé par la Convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption du 17 décembre 1997 et par la Convention des Nations Unies contre la corruption faite à Méride le 9 décembre 2003), elle a procédé à une analyse approfondie des éléments soumis par l'Etat libyen pour évaluer l'existence d'un"faisceau d'indices graves, précis et concordants" de nature à caractériser l'illicéité du Protocole.

Les juges ont d'abord tenu compte de la "période chaotique", particulièrement favorable à la corruption, au cours de laquelle le Protocole a été conclu entre les parties.

Ensuite, dans la mesure où en vertu de la loi libyenne, la transaction devait faire l'objet d'une autorisation administrative préalable, la cour d'appel a retenu comme un indice grave et précis d'une collusion entre SORELEC et le ministre de la Justice – M.Omran –qui a signé le Protocole, le fait que ladite procédure n'avait pas été respectée ;et ce d'autant plus que M.Omran avait été mis en cause dans une affaire similaire[2].

Enfin, la Cour a considéré que le défaut d'éléments de preuves sur la teneur des négociations ainsi que leur brièveté,étaient incompatibles avec un processus sérieux susceptible d'avoir permis le rapprochement des parties et constituaient des indices de corruption.

Au vu de ces indices, la sentence partielle rendue le 20 décembre 2018 a été annulée en ce qu'elle heurtait la conception française de l'ordre public international.

Ce qui est attendu des tribunaux arbitraux

Si la cour d'appel rappelle clairement que les juridictions françaises sont tenues d'examiner, en fait et en droit, si la reconnaissance ou l'exécution en France des sentences arbitrales est contraire à l'ordre public international, elle ne donne cependant aucune indication sur le degré d'intervention attendu des tribunaux arbitraux.

Néanmoins, la facilité d'exécution des sentences ainsi que le rôle de l'arbitrage dans la justice militent en faveur d'une plus grande intervention du tribunal arbitral.

Même si les tribunaux arbitraux se montrent réticents à enquêter d'office[3], l'affaire SORELEC les encourage à faire preuve d'une vigilance accrue lorsque les circonstances l'exigent.

Flore Poloni est associée en arbitrage internationalet Nicolas Brooke est associé en compliance et enquêtes internes au bureau de Paris du cabinet Signature Litigation.

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[1]Belokon (CA Paris, 21 Février 2017), Rev. Arb. 2017 (3) p. 915, Alexander Brothers (CA Paris, 10 Avril 2018), IndragoCass. 1ère civ.,13 Septembre 2017 no. 16-25.657

[2]https://globalarbitrationreview.com/fraud-and-forgery/settlement-of-libya-claim-overturned-after-fraud-finding

[3]voir S. Bollée RevCrit DIP 95(1) janv-mars 2006 p.104