Police judiciaire : renforcer ou affaiblir un acteur-clef de la lutte contre la corruption

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Analyse de Patrick Lefas, président de Transparency International France, consacrée au projet de réforme de la police judicaire, un sujet qui sera abordé la semaine prochaine à l’Assemblée nationale dans le cadre des débats sur la loi de programmation et d’orientation du ministère de l’Intérieur. Attachés à une justice indépendante et disposant de suffisamment de moyens pour lutter contre la délinquance spécialisée, Transparency International France s'inquiéte de cette réorganisation de la police nationale.

Mise œuvre dans certaines collectivités d’outre-mer, expérimentée dans huit départements métropolitains, la réforme de la police nationale a progressivement mobilisé contre elle les policiers, les procureurs, les magistrats instructeurs, les avocats et les organisations de la société civile. Cette mobilisation a culminé avec l’alerte solennelle du Conseil supérieur de la magistrature.

La réorganisation de la police nationale est peut-être nécessaire au regard de l’engorgement des services d’investigation des commissariats de police, mais elle ne peut être mise en œuvre en compromettant, directement ou indirectement, des principes fondateurs de l’État de droit. La réforme doit garantir que les services spécialisés de la PJ soient toujours en mesure d’effectuer, dans des délais raisonnables, des enquêtes complexes, notamment en matière d’atteintes à la probité.

Une nouvelle organisation qui risque de diluer l’action de la police judiciaire

Institution policière au service de la justice et sous le contrôle de celle-ci, la police judiciaire est essentielle au fonctionnement de l’Etat de droit dans une société démocratique. Transparency International France partage les préoccupations formulées par toutes celles et tous ceux qui sont attachés à la singularité de la police judiciaire. Il est fondamental que les magistrats conservent la pleine direction des enquêtes menées par la police judiciaire. Magistrats du parquet et juges d’instruction doivent continuer à avoir le libre choix du service enquêteur, comme le prévoit l’article 12-1 du code de procédure pénale.

Or, le libre choix et la direction de l’enquête peuvent se trouver compromis par les arbitrages que rendront demain les futurs directeurs départementaux de la police nationale sous l’autorité des préfets. En effet, via l’allocation des moyens et la gestion des carrières et des compétences, les préfets et la hiérarchie policière auront la faculté, sans nécessairement s’en rendre compte, de vider de leur contenu les politiques pénales arrêtées chaque année par les procureurs de la République et de faire échec aux enquêtes diligentées par ceux-ci ou aux commissions rogatoires délivrées par les juges d’instruction.

Un collectif de magistrats indiquait récemment dans la presse que, selon les retours des départements où la réforme est actuellement expérimentée, il apparaît que le directeur départemental de la police nationale peut s’opposer aux décisions du procureur de la République sur certaines enquêtes en n’affectant pas d’enquêteur à l’affaire. Un tel comportement qui pourrait se généraliser paralyserait la conduite des enquêtes, alors même qu’il appartient à la police judiciaire, aux termes de l’article 14 du code de procédure pénale, de constater les infractions à la loi pénale, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs tant qu’une information n’est pas ouverte et, quand elle l’est, d’exécuter les délégations d’instruction et de déférer à leurs réquisitions.

D’autres garanties sont nécessaires. La première serait de renforcer les règles de secret auxquelles sont soumises les procédures d’enquête et d’instruction en application de l’article 11 du code de procédure pénale, en interdisant toutes les remontées d’information individuelles tant vers le ministre de l’Intérieur que vers le ministre de la Justice. Aujourd’hui, aucune disposition ne l’interdit, la pratique relevant du comportement de chacun.

La patience et le temps long

La réorganisation de la police nationale a été conçue pour améliorer l’efficacité de la lutte contre la délinquance du quotidien, la délinquance visible. Les enquêtes longues et complexes qui constituent le quotidien de la répression de la délinquance financière et des atteintes à la probité publique justifient une organisation et une temporalité spécifiques qui ne peuvent être soumises aux urgences du moment et à la politique du chiffre. Le projet de réforme, tel qu’il se présente, aura immanquablement pour conséquence de déstabiliser les services de la police judiciaire spécialisés dans les enquêtes complexes et, par contrecoup, d’affaiblir l’indépendance de la justice.

Venant après la limitation à deux ans de la durée des enquêtes préliminaires dans le domaine économique et financier par la loi de confiance dans l’institution judiciaire, la réforme de la police judiciaire, si elle devait être adoptée en l’état, rendrait de fait impossible la lutte contre les différentes formes de corruption et notamment les plus graves qui nécessitent des investigations longues et complexes.

Renforcer nos capacités d’investigation contre la délinquance spécialisée

Après trop d’années de recul, il est légitime que l’État veuille être à la hauteur des attentes de nos concitoyens, mais cet investissement ne doit pas se faire au détriment de la lutte contre une délinquance spécialisée, agile et inventive, toujours à l’affût, qui mine la vie économique et le pacte républicain. Cette réforme qui est annoncée à moyens constants ne doit pas se faire au détriment des missions dévolues aux 3 800 enquêteurs spécialisés de la police judiciaire. La France se doit d’être exemplaire en matière de lutte contre la corruption, le blanchiment et la fraude fiscale dans un cadre qui est de plus en plus mondialisé. Elle doit la préserver face aux tentations extraterritoriales de certains de nos partenaires. Cette réforme ne doit pas nous désarmer dans ce combat qui est essentiel pour la défense de l’État de droit et pour l’attractivité de la France dans les échanges internationaux.

La seconde garantie serait de faire émerger une filière de police judiciaire renforcée en professionnalisme, en expertise et en moyens. Plusieurs mesures pourraient y contribuer. Une instruction du Premier ministre devrait demander aux préfets de veiller à ce que les officiers de police judiciaire ne soient pas réquisitionnés pour les besoins de la gestion de crise ou pour toute autre raison, en l’absence d’un accord préalable du procureur de la République compétent conformément aux articles 12 et 13 du code de procédure pénale. La préparation à l’examen technique de police judiciaire serait renforcée, tant pour les élèves gendarmes que les élèves policiers, y compris avec un volet de protection des victimes. L’examen technique pourrait devenir progressivement commun à la police et à la gendarmerie nationales. Des cycles de formation continue de haut niveau seraient mis en place sous l’égide des universités afin de constituer une filière d’excellence dans la lutte contre la corruption, la criminalité et la délinquance financière, les flux financiers et cryptoactifs illicites et le blanchiment. La direction des affaires criminelles et des grâces et la direction centrale de la police judiciaire seraient chargées d’élaborer un plan d’action en vue de structurer une filière d’enquêteurs hautement spécialisés et formés aux techniques les plus modernes de détection des faits délictueux ou criminels.

Patrick Lefas, président de Transparency International France