Enquête interne et responsabilité de l'employeur

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Lionel Yemal et Cassandre Samson, avocats chez PwC Société d'Avocats reviennent sur l’arrêt n° 21-13.631 rendu le 6 juillet 2022 par la Cour de cassation.

Le 6 juillet 2022, la chambre sociale de la Cour de cassation a rendu un arrêt (n° 21-13.631) indiquant qu’une enquête interne maladroite et partiale constitue un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.

On rappellera que les enquêtes internes sont des dispositifs d’instruction, le  plus souvent menés à l’issue d’un signalement émis dans le cadre d’une alerte interne rendue obligatoire en France par l’article 1er de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, ou des articles 8 et 17 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

En pratique, après avoir déclaré le signalement recevable, le responsable du dispositif d’alerte mène une enquête interne en procédant à l’ensemble des actions nécessaires pour vérifier les allégations objets de l’alerte (collecte et analyse de documents, entretiens avec les personnes impliquées, etc) et déterminer les éventuelles responsabilités. Les conclusions de l’enquête sont formalisées au sein d’un rapport sur la base duquel un comité, désigné à cet effet, statue sur les suites à donner au signalement (sanctions disciplinaires, procédure contentieuse, etc).

A ce jour, il n’existe pas de dispositions impératives établissant les règles à respecter en matière d’enquête interne. En revanche, les bonnes pratiques invitent à appliquer, pour tout type d’alertes, les Recommandations de l’Agence Française Anticorruption, notamment, le déploiement d’un dispositif de recueil des signalements unique visant à assurer l’égalité des modalités de traitement des alertes, quelle que soit la thématique soulevée.[1]

Dans le cas d’espèce, la Cour de cassation a relevé et critiqué que l’enquête sur les allégations de harcèlement moral avait été confiée au supérieur hiérarchique de la salariée visée par le signalement, alors que la mésentente était notoire entre ces deux individus. On soulignera que cette position est alignée avec les Recommandations de l’Agence Française Anticorruption (ci-après “AFA”) qui invitent à être “vigilant tant sur le choix des acteurs de l’enquête que sur son déroulé”.[2]  En d’autres termes, tant l’AFA que la Cour de Cassation invitent à déployer une gouvernance assurant la loyauté et l’impartialité de l’enquête interne.

En effet, l’impartialité de la personne chargée de l’enquête est la condition sine qua non du bon déroulement de l’instruction, du signalement et du respect des droits de la défense de la personne visée par les allégations. C'est pourquoi, il est recommandé, par exemple, de confier l’enquête interne au responsable du programme de conformité dont les fonctions impliquent qu’il soit indépendant et dispose des compétences requises pour la réalisation de l’enquête interne conformément aux standards en vigueur, ou le cas échéant à un comité restreint, dont certains membres pourront être écartés en cas de conflit d’intérêts.

La Cour de cassation relève également qu’une mutation disciplinaire a été proposée par la Direction des Ressources Humaines à la salariée présumée auteure des faits, avant que le rapport d’enquête ne soit présenté au Comité de direction. Or, Selon la Cour de cassation, il revenait au Comité de direction, et non au Département des Ressources Humaines, de se prononcer sur les suites à donner au signalement, notamment sur l’opportunité de prononcer une sanction disciplinaire, sur la base du rapport d’enquête[3]. En conséquence, les juges concluent que la remise en cause brutale de la salariée, disposant d’une grande ancienneté et d’aucun antécédent disciplinaire, revêt un caractère humiliant.

La Cour indique que suite à cette enquête, la santé physique et mentale de la salariée visée par le signalement s’est dégradée jusqu’à ce qu’elle soit déclarée inapte à occuper son poste pour en déduire que “la mise en cause, précipitée et humiliante, de la salariée, sans ménagement ni précautions suffisantes au moins jusqu'à l'issue de la procédure disciplinaire engagée, constituait un manquement de l'employeur à son obligation de sécurité”.

Par ailleurs, l’arrêt précise que la Cour d’appel avait également reproché à l’employeur d’avoir fondé sa décision sur le rapport d’un conseil externe qui n’avait pas individualisé les déclarations recueillies et omis d’illustrer les faits de harcèlement par des exemples concrets.

Sur ce point, si l’AFA reconnaît la possibilité d’externaliser l’enquête interne, c’est à la condition de contrôler régulièrement la conformité des services fournis par le prestataire. Les Recommandations de l’AFA précisent d’ailleurs que l'enquête interne doit donner lieu à la rédaction formelle d’un rapport destiné à “consigner l’ensemble des faits et preuves recueillies, à charge et à décharge de nature à établir ou à lever le soupçon, ainsi que la méthode suivie.[4]

Au demeurant, cette exigence accrue de formalisme vient d’être récemment corroborée par l’adoption du décret n° 2022-1284 du 3 octobre 2022[5] qui exige notamment la retranscription intégrale des signalements oraux au sein d’un procès-verbal soumis pour signature au lanceur d’alerte.

Précisément, la Cour d’appel avait estimé que les éléments mentionnés dans le rapport n’étaient pas exhaustifs et ne permettaient donc pas de prendre une décision éclairée sur les suites à donner au signalement. Si ces éléments ne sont pas expressément repris par la Cour de cassation, il est néanmoins vivement conseillé de documenter au sein des rapports d’enquête l’ensemble des démarches entreprises dans le cadre de l’instruction du signalement, notamment les procès-verbaux des entretiens menés, en précisant la date des entretiens, l’identité des personnes interrogées et les éléments de faits recueillis permettant de confirmer ou écarter les faits reprochés.

L’obligation de sécurité de l’employeur est prévue par l’article L. 4121-1 du Code du travail, au titre duquel l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés. La jurisprudence a précisé qu’il s’agit d’une obligation de résultat (arrêt n°99-18389 rendu par la Cour de cassation le 22 février 2002). Ainsi, en cas d'accident du travail ou de maladie professionnelle, la responsabilité de l’employeur peut être engagée pour faute inexcusable dès lors que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience des dangers auxquels était exposé le salarié, et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

En l’espèce, la Cour de cassation relève que la dégradation de la santé de la salariée est la conséquence directe des modalités déloyales et partiales de l’enquête interne faisant suite au signalement. La Cour en déduit que l’employeur a manqué à son obligation de sécurité puisqu’il n’a pas pris les mesures nécessaires, notamment dans la rédaction de sa procédure interne, pour réaliser l’enquête dans des conditions préservant la santé physique et morale de l’ensemble du personnel impliqué.

La solution de l’arrêt du 6 juillet 2022 rappelle ainsi que l’enquête interne doit être diligentée de manière impartiale, consciencieuse et dans le respect des droits de l’ensemble des parties prenantes. Cette décision s’inscrit dans le sillage de la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 qui, sous l’impulsion de l’Union Européenne, a entendu améliorer significativement la protection des lanceurs d’alerte.

Cette nouvelle jurisprudence invite les entreprises à préciser leurs procédures d’enquête interne pour s’assurer du respect, d’une part, des droits de la défense et de l’intégrité de la personne mise en cause et, d’autre part, de l’obligation de sécurité de l’employeur. A défaut d’avoir les ressources humaines et matérielles pour assurer le bon déroulement des enquêtes internes, les entreprises pourront faire le choix d'externaliser ces enquêtes à des experts, notamment des cabinets d’avocats et bénéficier de la protection du secret professionnel.

Lionel Yemal et Cassandre Samson, avocats chez PwC Société d'Avocat

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[1]  Recommandations de l’Agence Française Anticorruption publiées au JORF numéro 0010 du 12 janvier 2021 (page 34).

[2] Recommandations de l’Agence Française Anticorruption publiées au JORF numéro 0010 du 12 janvier 2021 (page 36).

[3] “Lorsque les soupçons apparaissent suffisamment étayés, ce rapport est communiqué à l’instance dirigeante (où à l’organe de contrôle lorsque cette dernière est mise en cause) afin qu’elle décide des suites à donner.” Recommandations de l’Agence Française Anticorruption publiées au JORF numéro 0010 du 12 janvier 2021 (page 37).

[4] Recommandations de l’Agence Française Anticorruption publiées au JORF numéro 0010 du 12 janvier 2021 (page 37).

[5] Décret n°2022-1284 du 3 octobre 2022 relatif aux procédures de recueil et de traitement des signalements émis par les lanceurs d'alerte et fixant la liste des autorités externes instituées par la loi n°2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte.