La question prioritaire de constitutionnalité

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A partir du 1er mars 2010, un mécanisme nouveau de contrôle de la constitutionnalité d’une disposition législative pourra être mis en oeuvre à l’occasion d’un procès.

Tout justiciable, se trouvant devant une juridiction relevant du Conseil d’Etat ou de la Cour de Cassation, pourra demander la saisine du Conseil Constitutionnel, s’il estime qu’une loi porte atteinte aux droits et libertés fondamentales.

La loi organique du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution est venue préciser les conditions et modalités de ce droit nouveau ouvert aux justiciables par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Vème République.

La question de constitutionnalité que nous évoquons ici avec le Bâtonnier Mario Stasi et Muriel Fayat est une évolution majeure de notre droit à laquelle il convient de se préparer. C'est une “avancée majeure en matière de droits des citoyens” et pour les avocats, des exigences nouvelles de compétence et de vigilance.

Quelle est la portée de ce nouveau mécanisme de contrôle de constitutionnalité ?

Mario Stasi : Une remarque tout d’abord, le titre voulu par la loi est « question prioritaire de constitutionnalité ». Il ne s’agit pas d’une « exception d’inconstitutionnalité » comme on a pu l’écrire. Dans une procédure, quelle qu’elle soit, il y a des exceptions possibles, exception d’incompétence, exception de sursis à statuer, exception de nullité. Mais avant toute chose et au dessus de tout, il y a la constitutionnalité de la loi. La disposition législative invoquée à l’appui de poursuites éventuelles est-elle conforme à la constitution ? Cette question doit être prise en compte à titre « prioritaire ». Nous parlons donc de « question prioritaire de constitutionnalité ».

C’est un contrôle que des pays appliquent déjà de longue date, l’Espagne, les Etats-Unis, l’Allemagne, et ils s’en portent bien. C’est mettre toutes les juridictions dans l’alignement d’une constitution. Ce que l’on entend par constitution, ce ne sont pas simplement les principes constitutionnels, au sens strict du terme, ce sont aussi ses principes généraux y compris d’ailleurs depuis peu la charte de l’environnement.

La question prioritaire de constitutionnalité risque de concerner beaucoup de poursuites, bien plus qu’on ne le pense, lesquelles mériteront d’être examinées attentivement. Pour notre part, nous procédons actuellement à l’examen de l’ensemble de nos dossiers pour savoir quels sont ceux qui pourraient faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité.

Devant quelles juridictions et à quel moment la question prioritaire de constitutionnalité pourra-t-elle être soulevée ?

Muriel Fayat : La question prioritaire de constitutionnalité pourra être soulevée devant toute juridiction relevant du Conseil d’Etat ou de la Cour de Cassation.

Précédemment, le contrôle de constitutionnalité de la loi ne pouvait se faire qu’a priori, avant l’entrée en vigueur d’une loi. Seuls les parlementaires, le président de la République ou le premier ministre pouvaient saisir le Conseil Constitutionnel.
Ce mécanisme écartait du contrôle les avocats. Avec cette nouvelle réforme, ils sont désormais en première ligne. Seul l’avocat ou le justiciable s’il n’est pas accompagné d’un avocat, pourra mettre en oeuvre cette question prioritaire de constitutionnalité car le juge ne pourra pas se saisir d’office.

M.S. : La question prioritaire de constitutionnalité pourra être soulevée à tout moment de la procédure. Et pas simplement au début, comme cela serait le cas pour une « exception ». L’avocat pourra soulever cette question en cours d’instance, en appel si cela n’a pas été fait devant le tribunal de première instance, devant la chambre d’instruction. Les procédures exclues cependant de ce mécanisme sont celles pendantes devant le Tribunal des Conflits, le Conseil Constitutionnel sauf en matière électorale, le juge d’instruction (bien que cela soit possible devant la chambre d’instruction), la Cour d’assise statuant en première instance (c’est cependant possible devant la Cour d’assise en appel). Le parquet peut soulever la question prioritaire d’inconstitutionnalité parce qu’on considère qu’il est une partie au procès.

Quelles sont les modalités d’application de la procédure de contrôle de constitutionnalité ?

M.S. : Le juge doit être saisi par un document écrit, séparé et motivé. Le juge, après avoir examiné la recevabilité de la demande, transmet le document à la juridiction suprême de son ordre. Si nous sommes dans l’ordre administratif, c’est le Conseil d’Etat, si nous sommes dans l’ordre judiciaire, c’est la Cour de Cassation. Si le juge estime que la demande ne présente pas un caractère sérieux, il peut ne pas transmettre et il n’y a pas d’appel possible contre ce refus. Mais on peut imaginer que le juge sera assez prudent pour transmettre la demande et laisser au Conseil d’Etat ou à la Cour de Cassation la responsabilité de la poursuite ou non du mécanisme de contrôle de la constitutionnalité d’une disposition législative.

M.F. : Le juge saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité aura huit jours pour la transmettre au Conseil d’Etat ou à la Cour de Cassation. Ces deux dernières juridictions auront trois mois pour se prononcer sur une décision de rejet ou de transmission au Conseil Constitutionnel, décision qu’elles devront motiver. Lorsque le Conseil Constitutionnel sera saisi, il disposera, lui aussi, de trois mois pour se prononcer. L’objectif est d’avoir une réponse du Conseil Constitutionnel dans un délai de six mois. Si le Conseil Constitutionnel relève une inconstitutionnalité dans la disposition dont il est saisi, il abrogera la loi, déclarée inconstitutionnelle, de manière générale et absolue. Cela veut dire que l’abrogation ne bénéficiera pas uniquement au justiciable qui l’aura invoquée pour les besoins de son procès mais à l’ensemble des justiciables.

Quelles sont les conditions à réunir pour appliquer cette procédure ?

M.F. : Une question prioritaire de constitutionnalité devra réunir trois conditions : la loi qui est soupçonnée d’être inconstitutionnelle doit être applicable au procès en cours, ensuite il faut que l’inconstitutionnalité que l’on invoque n’ait pas déjà fait l’objet d’une décision du Conseil Constitutionnel, et enfin la question d’inconstitutionnalité doit présenter un caractère sérieux ou poser une question nouvelle.

Qu’entend-on par ces notions ? Qu’est ce qu’une question nouvelle ? Par rapport à quoi on se place-t-on pour apprécier la nouveauté de la question ? C’est la pratique
qui permettra de le déterminer.

Quelles vont être les retombées de cette procédure pour les avocats ?

M.S. : Des vigilances nouvelles, des responsabilités nouvelles. C’est un champ nouveau qui s’offre à nous, que nous devons investir pour nous et pour nos clients. Cela serait bien dommage de laisser nos clients nous demander un jour pourquoi nous n’avons pas soulevé la question prioritaire d’inconstitutionnalité.

C’est une responsabilité dont il ne faut pas avoir peur, pour une meilleure justice.
Il y a un réflexe à acquérir, lors de la formation des jeunes avocats et de la formation continue des moins jeunes.

Y a-t-il des réserves à émettre concernant cette nouvelle procédure ?

M.S. : On a pu parler çà et là du pouvoir donné au juge. Il n’y a pas de pouvoir réel possible sans un contre-pouvoir sinon il n’y a pas de droit, il n’y a pas de démocratie. Le contre-pouvoir c’est le contrôle du pouvoir, ce n’est pas autre chose.
Une loi ne peut créer des inégalités contraires aux principes fondamentaux qui fondent notre République. La constitution s’impose à la loi, ce n’est pas donner un pouvoir au juge, c’est donner un pouvoir à la constitution.

Comment appréciez-vous ces nouvelles dispositions ?

M.F. : Il s’agit d’un énorme progrès. C’est assez frustrant de savoir qu’il y a des lois qui sont inconstitutionnelles et qu’elles sont entrées en vigueur faute d’avoir fait l’objet d’une saisine du Conseil Constitutionnel. C’était assez choquant pour les juristes que nous sommes. A présent, il faudra voir comment dans la pratique nous allons utiliser cet outil mis à notre disposition.

M.S. : En conclusion, je voudrais souligner l’intérêt que le Conseil Constitutionnel accorde à cette loi. Je peux vous le dire pour avoir été témoin des interventions à ce sujet du président Jean-Louis Debré, lequel lors d’un colloque que nous avions organisé au Conseil Constitutionnel, nous a fait visiter la salle dans laquelle les avocats pourront se retirer pour préparer leur audience. Le Conseil Constitutionnel prend cela très au sérieux.