Les Etats Généraux de la Justice : un rendez-vous manqué

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Tribune de Marie Bougnoux, Jérôme Pauzat et Laurent Sebag, magistrats, fondateurs de l'association A.M.O.U.R de la Justice et auteurs du Manifeste pour une justice humaine et indépendante, paru fin avril aux Editions Enrick B.

La promesse des Etats Généraux de la Justice, survenue en fin d’un quinquennat présidentiel marqué par une inflation législative particulièrement logorrhéique pour la Justice, pouvait déjà interpeler sur l’efficacité qui pouvait en ressortir. Certains d’entre nous, pour y avoir pris part dans le cadre de notre association (A.M.O.U.R de la Justice) ou dans nos fonctions judiciaires, en attendaient pourtant naïvement des changements significatifs.

Force est de constater que ce cadre institutionnel d’échange légitimement réclamé par les plus hauts responsables de notre institution judiciaire, a malheureusement raté le rendez-vous de marquer l’histoire de la démocratie française et l’occasion inédite de refonder la justice. A l’instar de la Convention Citoyenne pour le Climat, ce procédé de consultation du plus grand nombre sur des enjeux d’intérêt général ne sera donc resté qu’une opération communicationnelle alors que des enjeux e premier ordre concernant notre institution judiciaire justifient une réforme urgente. Ainsi au premier chef de l’indépendance.

L’absence de réflexion en profondeur sur le statut des magistrats

En effet, sur le papier, les grands principes constitutionnels et conventionnels ainsi que la sacro-sainte théorie de la séparation des pouvoirs, consacrent son indépendance mais, dans les faits, la justice française n’est pas indépendante.

L’actualité médiatique regorge d’ailleurs de manifestations criantes d’un tel constat : l’interférence du pouvoir politique dans le processus de nomination d’un juge au mépris des compétences de ce dernier, les nominations des conseillers justice des chefs de l’exécutif à des postes clés de chef de Parquet et de chef de Cour constituent quelques exemples parmi tant d’autres.

Mais l’illustration la plus emblématique demeure la réforme constitutionnelle du statut du Parquet, sorte de mythique serpent de mer qui ondule mollement depuis déjà plus de vingt-ans dans les arcanes du pouvoir et va, une nouvelle fois, être remisée aux oubliettes à l’issue de ces Etats Généraux de la Justice.

Cette réforme est pourtant indispensable afin de dissiper non seulement les suspicions de l’opinion publique sur les liens de connivence entre magistrature et politique mais aussi les fantasmes d’une politisation de la justice.

Il apparaît tellement urgent de décorréler la définition de la politique pénale nationale de l’action gouvernementale enfermée dans la prévalence de partis politiques fragiles, partisans et sans cesse alternants, entamant avec eux la solidité des fondations des grandes institutions de la France, au profit d’une prérogative parlementaire qui pourrait davantage refléter la volonté du peuple français au nom duquel est rendue la justice. Pour peu que le pouvoir parlementaire se saisisse de cette question fondamentale. Ainsi, le parquet pourrait devenir totalement indépendant sans pour autant renoncer à la politique pénale nationale, en confiant celle-ci à une Direction nationale de l’action publique qui répondrait de son action de coordination des parquets généraux et locaux devant la représentation nationale, le Garde des sceaux redevenant, quant à lui, un simple directeur administratif de ministère.

Cette avancée est pressante car, si les conclusions des Etats Généraux de la Justice ont finalement estimé « prématurée » la disparition du juge d’instruction, l’idée est sans cesse remise sur l’ouvrage.

Or, comment imaginer que demain le ministère public soit le seul conducteur des poursuites pénales dans un pays où il est dépendant du pouvoir politique ? Comment alors ne pas renforcer le sentiment des citoyens, désabusés mais lucides, que la justice est différente selon que l’on soit « puissant ou misérable » ? La crise de confiance entre les citoyens et leur justice serait alors insoluble.

L’avènement d’un véritable Conseil Supérieur de la Justice ne verra pas non plus le jour à l’issue de ces Etats Généraux. Au lieu de cela, le rapport Sauvé a préféré se limiter à une proposition, consensuelle mais minimaliste, donnant au Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) un pouvoir d’avis conforme quant à la nomination des membres du parquet. Cela manque clairement d’ambition. Et pas seulement parce que cela n’englobe pas la nomination des Procureurs de la République et généraux. Même dans une telle configuration, le CSM ne sera en réalité pas totalement indépendant, le tour extérieur de ses membres étant toujours déterminé par le politique via ses désignations et, si le Président de la République ne le préside plus, le Garde des sceaux a pris sa place, sans que le siège ne gagne en transparence. L’heure était au courage de proposer une totale parité du politique et du judiciaire dans la composition de cette instance pour éviter les accusations habituelles mais infondées de corporatisme, animée par des membres déchargés de leur activité juridictionnelle pour disposer du temps nécessaire à leur office, nommés pour cinq ans sans renouvellement possible, dont les éléments extérieurs ne seraient plus désignés par les présidents des deux chambres mais par les assemblées elles-mêmes, la Cour des comptes, le Conseil d’Etat et le Conseil national des Barreaux.

Pour devenir le seul garant de cette indépendance de la Justice, l’article 64 de la Constitution n’ayant plus qu’une portée ornementale de nos jours, toute référence au Président de la République serait supprimée et le ministre de la justice n’en serait plus vice-président de droit. Outre le pouvoir de nomination, il exercerait aussi le pouvoir disciplinaire, gèrerait seul le budget devenu autonome des juridictions, ainsi que les effectifs et moyens nécessaires. Il aurait également un rôle consultatif sur les propositions et projets de lois afférents à l’organisation de la justice.

Ce n’est que dans ce schéma de totale déconnection avec le pouvoir exécutif que la justice aurait pu gagner sa réelle indépendance.

Des pistes de réflexion inégales

Mais, le rapport Sauvé n’est pas qu’une conque vide. On y trouve beaucoup de propositions et parmi elles, de très intéressantes, telle le rétablissement de la collégialité dans les décisions judiciaires parce que l’erreur judiciaire s’évite mieux à trois que seul, ou bien encore la préconisation du placement des services pénitentiaires d’insertion et de probation directement dans les tribunaux auprès des juges correctionnels et d’application des peines pour changer le prisme de la réponse pénale, par une translation salutaire de la sanction vers la prévention de la récidive via les mesures probatoires en milieu ouvert.

On peut également y lire le souhait d’un arrêt de l’expansion des mesures transactionnelles entre les mains du parquet, le ministère public ne pouvant se substituer indéfiniment au juge qui doit retrouver son office. On y a conscience des failles abyssales de l’institution qui manque notamment cruellement d’une gouvernance stratégique et transversale de l’ensemble des projets numériques qui, ont souvent été par le passé, dispersés entre les tentacules de services concurrents. Il faut bien dire qu’elle est aussi victime d’une politique incohérente dans l’allocation des ressources. Autant de maux qui ont complexifié la pose du diagnostic.

Cependant, d’autres suggestions peuvent inquiéter.

Instaurer une technicité du juge civil pour réhabiliter son cœur de métier : si l’effort est louable pour renforcer la spécialisation du juge, il est illusoire de le penser compatible avec la politique de gestion sous financée à « la petite semaine » des ressources humaines dans la justice, qui contraint à l’alternance ou au cumul des fonctions des juges et à la recrudescence des postes de magistrats placés dans une démarche de comblement du vide.

La libéralisation de l’avancement de carrière en le dissociant de l’ancienneté est séduisante mais doit être contrôlée pour évincer les tentations du népotisme qui conduirait à promouvoir non pas au mérite objectif, mais au copinage.

Encenser une intervention moins systématisée du juge civil dans certains domaines n’est pas forcément le meilleur moyen de résoudre la crise de la justice civile. Ainsi, la substitution d’un juge des enfants à un conseil départemental défaillant dans la protection de l’enfance répond strictement à l’office d’un juge civil régulateur social des rapports humains, devant protéger les personnes vulnérables, au premier rang desquelles l’enfant.

Enfin, la présence d’autres propositions peut surprendre.

A commencer par celles qui, même subrepticement évoquées par le Président de la République dans son discours de lancement des EGJ invitant à l’audace et à l’absence de censure dans les propositions ne figuraient néanmoins pas dans la lettre de mission du Garde des Sceaux au Président Sauvé.

Comment comprendre l’arrivée sur le devant de la scène de la question du rétrécissement de la responsabilité pénale des ministres ? Comment d’autant mieux la comprendre dans une période où l’opinion publique gage que la confiance retrouvée dans la justice doit passer par le sentiment qu’elle s’exerce aveuglément à l’égard de tous ?

On a du mal à croire que la Commission Sauvé ait trouvé le temps de s’émouvoir de la facilité de mise en cause des ministres devant la Cour de Justice de la République pour leur gestion de la crise sanitaire, vu l’ampleur de la mission qui lui avait été confiée par le Président Macron. En tout état de cause, et contrairement à ce que l’on peut entendre, il n’y a pas d’exclusivité de champs des responsabilités politique ou pénale. Elles peuvent et doivent s’additionner lorsque les fautes politiques tutoient les fautes pénales, parce que les premières répondent au citoyen trompé et les autres à la société bafouée dans ses fondements et, qu’est-ce que la société si ce n’est la somme de ses âmes ? La somme des fautes civile et pénale n’émeut personne lorsqu’il s’agit d’incarcérer le conducteur civilement responsable d’un accident par une entorse au code de la route. Et pour cause. Il est d’ailleurs symptomatique de voir dans cette démarche de limitation de la responsabilité du politique un moyen de le faire échapper à la justice, alors qu’il conviendrait au contraire par l’avènement de l’indépendance, de faire échapper la justice du politique.

On ne peut en revanche imaginer un seul instant que les éminents juristes figurant parmi les membres de la Commission Sauvé aient pu ne serait-ce que songer à un basculement automatique de la mise en examen au statut de témoin assisté au-delà d’un certain délai de conduite de la procédure d’instruction préparatoire. Parce que ceux-là savent pertinemment que cela n’appartient qu’à la prérogative du juge d’instruction et que l’entamer c’est porter atteinte à la séparation des pouvoirs. Mais aussi, parce qu’à une époque où les magistrats instructeurs sont limités dans leurs investigations par le financement des mesures techniques qu’ils peuvent ordonner dans un budget contraint et par la plénitude d’exercice des recours par certains justiciables qui ont le temps et l’argent nécessaire à leur défense, une telle entrave ne peut que consolider les fondements déjà bien solides de la crise de confiance à l’égard de la justice, perçue par l’opinion publique comme la tolérante coupable du pouvoir. Au surplus, nous savons que le maintien en toute conscience de la pénurie de la justice est un autre moyen de limiter son indépendance et son efficacité.

Pour toutes ces raisons, nous avons fait le choix de porter les propositions qui auraient pu figurer avec ambition dans ces conclusions des Etats Généraux de la Justice dans notre œuvre associative, afin de provoquer une vraie prise de conscience en plein rendez-vous politique de juin 2022.

Dans ce cadre, est paru le 17 mai dernier notre premier ouvrage, « Manifeste pour une justice humaine et indépendante-Programme de refonte de la Justice » dans lequel vous trouverez nos propositions pour reconsidérer la place de la Justice, repenser la condition du magistrat indépendant et restaurer une humanité éthique dans le système judiciaire, autant de directions salutaires que nous aurions aimé voir figurer dans le rapport conclusif des Etats Généraux de la Justice.

Lors de la clôture de son discours d’ouverture des EGJ, le Président de la République a affirmé que l’on juge une démocratie à sa façon de traiter les avocats. Nous pensons plutôt qu’on la juge à sa manière de préserver sa justice, à la fois dans sa nature de contre-pouvoir qui équilibre les relations et également, dans les moyens d’action qu’on lui donne, parce qu’elle n’appartient à aucun métier, aucune entité collective. Elle n’appartient qu’aux hommes, à tous les hommes.

Nous pensons aussi que si le Pacte Nation-Justice n’a pas été restauré par les Etats Généraux de la Justice, il doit l’être dans le cadre de la feuille de route à venir du Conseil National de la Refondation, aux côtés de la Santé et de l’Education, car comme elles, la Justice façonne le prochain visage de la citoyenneté républicaine.

Marie Bougnoux, Jérôme Pauzat et Laurent Sebag, magistrats, fondateurs de l'association A.M.O.U.R de la Justice et auteurs du Manifeste pour une justice humaine et indépendante, paru fin avril aux Editions Enrick B.