LBO et insuffisance d’actif : attention à ne pas franchir le Rubicon

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Commentaire de l'arrêt Cour d’appel, Chambéry, Chambre civile, 1re section, 15 février 2022 – n°21/01781 par Jean-Eudes Bunetel et Alexandre Robert, avocats, PwC Société d'avocats.

Les opérations dites de LBO ou « Leveraged Buy-Out » désignent les opérations d’acquisition d’une société cible par le biais de la création d’une société holding ayant recours à l’emprunt dans le cadre du financement de ladite acquisition ; le remboursement de la dette d’acquisition portée par la holding de reprise étant, en principe, assuré par la distribution récurrente de dividendes de la société cible.

Si ce type de structuration est très classique, la Cour d’appel de Chambéry, dans un arrêt du 15 février 2022, est venu rappeler, dans la droite ligne d’un arrêt de la Cour de cassation du 9 septembre 20201, que les dirigeants de la société cible doivent rester vigilants sur l’équilibre financier de l’opération.

FAITS DE L’ARRÊT « STE TECHNIPAC »

Deux personnes physiques avaient créé une société holding dont ils étaient co-gérants et associés à parts égales. La société holding a procédé à l’acquisition de 90% du capital social d’une société opérationnelle (la société TECHNIPAC) dont ils sont également devenus co-gérants. Le financement de l’acquisition des parts sociales de la société cible avait été assuré par un emprunt bancaire souscrit par la société holding et garanti par des engagements de caution octroyés par les deux co-gérants de la holding à l’établissement préteur.

Les faits de l’espèce ont montré que l’opération n’a pas été couronnée de succès, la société holding et la société cible opérationnelle ayant été placées en liquidation judiciaire. Les opérations de liquidation judiciaire ont révélé une insuffisance d’actif de la société opérationnelle d’environ 165.000 €.

Pire, le liquidateur judiciaire de la société opérationnelle a engagé la responsabilité civile des co-gérants de cette société pour obtenir leur condamnation solidaire au montant de l’insuffisance d’actif considérant que des fautes de gestion ayant contribué à cette insuffisance d’actif avaient été commises.

Le Tribunal de Commerce d’Annecy a jugé que les co-gérants avaient commis des fautes de gestion ayant contribué à l’insuffisance d’actif de la société opérationnelle et les a condamnés solidairement à combler le montant de l’insuffisance d’actif.

La Cour d’appel de Chambéry confirme ce jugement principalement en relevant que la société opérationnelle n’avait pas dégagé suffisamment de bénéfices pour permettre le versement de dividendes et avait prêté les sommes nécessaires à la société holding aux fins de rembourser sa propre dette d’acquisition. Autrement dit, la société holding avait bénéficié d’avances de trésorerie excessives de sa filiale opérationnelle.

Liquidation judiciaire et insuffisance d’actif :

L’article L651-2 du Code de commerce dispose que « lorsque la liquidation d’une personne morale fait apparaître une insuffisance d’actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d’actif, décider que le montant de cette insuffisance d’actif sera supporté, en tout ou partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d’entre eux ayant contribué à la faute de gestion. (…). Toutefois, en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la personne morale, sa responsabilité au titre de l’insuffisance d’actif ne peut être engagée. (…) ».

Aux termes de ces dispositions légales, la responsabilité des dirigeants peut être engagée si une faute de gestion ayant contribué à l’insuffisance d’actif est caractérisée. A titre d’exemple, la déclaration de cessation des paiements tardive2, la gestion laxiste et le manque de contrôle3, la poursuite d’une activité déficitaire ou encore le défaut de tenue d’une comptabilité régulière et sincère4 peuvent constituer une telle faute de gestion.

Faute de gestion et distribution de dividendes excessive :

La Cour de cassation avait déjà jugé, le 25 octobre 20115, que la décision de distribution excessive de dividendes, dans un contexte de baisse d’activité, pouvait constituer une faute de gestion des dirigeants de nature à engager leur responsabilité personnelle en cas d’insuffisance d’actif en précisant, dans ce cas d’espèce, que « du fait de ces distributions, les deux sociétés se sont vues privées d’une partie importante de leurs réserves disponibles tandis que le passif n’était pas réglé et que si l’avenir économique des deux sociétés était obéré, ces choix financiers décidés par M.X… [Président des conseils d’administration] ont accentué et accéléré l’état de cessation des paiements ».

Plus précisément, ce n’est pas la décision même qui constitue la faute de gestion dans la mesure où la décision de distribuer des dividendes est de la compétence exclusive de la collectivité des associés mais le fait, pour le dirigeant, de proposer cette distribution. C’est ce qu’a souligné la Cour d’appel de Nancy dans un arrêt du 20 décembre 20176 énonçant que « s’il est exact que la distribution de dividendes relève des pouvoirs de l’assemblée générale des actionnaires, il n’est toutefois pas contesté que ces décisions ont été prises sur proposition [des dirigeants] ». Plus récemment encore, la Cour de cassation a considéré, dans un arrêt du 8 avril 2021, que la faute de gestion était caractérisée dans la mesure où le dirigeant a permis l’accomplissement de cet acte en convoquant l’assemblée, en lui présentant le rapport de gestion et, pourrait-on ajouter, en préparant le texte des résolutions, notamment celles visant les distributions de dividendes litigieuses7. Il en résulte que, pour la Cour régulatrice, le dirigeant, ès-qualité, a participé à la prise de décision des distributions fautives. Par le rôle clé qu’il joue dans la tenue de l’assemblée et la prise de décisions par les associés, le dirigeant avait influencé et provoqué les distributions considérées comme fautives. Cette jurisprudence traduit une extension de la notion de faute de gestion : le dirigeant engage sa responsabilité en cas de défaillance ultérieure de la société pour des décisions qui relèvent certes de la compétence des associés mais à l’initiative desquelles il est ou sur lesquelles il a une influence certaine. On retrouve cette même logique dans la jurisprudence relative au champ d’application de l’expertise de gestion8.

Cette position de la Cour de cassation est constante comme le montre les arrêts précités de sa chambre commerciale du 9 septembre 20209 et du 8 avril 2021 qui révélaient qu’il importait peu, dans le schéma de structuration d’un LBO, que la société holding de reprise soit tenue de rembourser sa dette bancaire d’acquisition par le biais de remontée de dividendes de sa filiale opérationnelle. La situation financière de la société cible opérationnelle devait, seule, être prise en compte au moment de proposer la distribution de dividendes, en l’espèce jugée excessive.

Faute de gestion et avances excessives de trésorerie :

Dans le cas d’espèce de l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Chambéry, la société opérationnelle n’a pas distribué de dividendes, étant a priori dans l’incapacité d’y procéder, puisque « l'activité de la société Technipac ne lui a pas permis de dégager des bénéfices suffisants pour permettre le versement de dividendes ». En lieu et place, la société opérationnelle a procédé à des avances de trésorerie à la holding de reprise via un compte-courant d’associé débiteur non rémunéré. Si la nature des versements opérés au profit de la holding est différente d’une distribution de dividendes, la solution retenue ne pouvait être qu’identique dans la mesure où la Cour d’appel considérait que le caractère excessif des avances de trésorerie décidées par les co-gérants de la société opérationnelle était démontré.

On aurait d’ailleurs pu s’interroger sur la validité même de ces avances de trésorerie dans la mesure où l’article L. 223-21 du Code de commerce dispose, à peine de nullité, que l’interdiction faite aux gérants ou associés autres que les personnes morales de contracter, sous quelque forme que ce soit, des emprunts auprès de la société s’applique également à toute personne interposée. Le seul fait que le dirigeant de la société prêteuse détienne une importante participation dans la société bénéficiaire du prêt ou en soit le dirigeant ne constitue pas à lui seul la preuve de l’interposition de personne. Toutefois, il y a bien interposition de personne, s’il est démontré que le dirigeant de la société prêteuse en a personnellement bénéficié10.

Ainsi, au cas d’espèce, il n’est pas impossible de penser que la société holding constituait une personne interposée entre la société opérationnelle et ses co-gérants. En effet, comme le relève la Cour d’appel de Chambéry, les avances de trésorerie effectuées par la société opérationnelle ont permis de rembourser une partie du prêt d’acquisition souscrit par la holding et, par voie de conséquence, de diminuer l’exposition personnelle des co-gérants de la société opérationnelle en leur qualité de caution personnelle et solidaire du prêt d’acquisition souscrit par ladite holding.

Intérêt de groupe :

L’arrêt de la Cour d’appel de Chambéry adopte également une position tout à fait classique en ce qui concerne la question d’un éventuel « intérêt de groupe » susceptible de neutraliser le caractère excessif des avances de trésorerie (ou de distributions de dividendes).

En effet, les co-gérants dont la responsabilité était mise en cause ont, sans succès, invoqué l’interdépendance de la société opérationnelle et de la holding qui, selon eux, aurait justifié le caractère non-fautif du transfert de la charge de la dette d’acquisition sur la société opérationnelle.

Même si la notion d’« intérêt de groupe » peut, sous certaines conditions, constituer une cause d’exonération de la responsabilité pénale du dirigeant en matière d’abus de biens sociaux, cet argumentaire n’a logiquement pas pu prospérer sur le terrain de la faute de gestion dans la mesure où il est de jurisprudence constante que l’intérêt social de la société procédant à des avances de trésorerie ou à des distributions de dividendes ne s’efface pas derrière l’intérêt (supposé) du groupe de sociétés auxquelles elle appartient.

La perspective amiable en vue du règlement des difficultés des entreprises :

En cette période de crise, l’arrêt de la Cour d’appel de Chambéry, dont la solution ne dévie finalement pas de l’orthodoxie juridique, résonne pourtant de manière particulière. Cet arrêt a notamment le mérite de rappeler qu’en cas de difficulté à rembourser un prêt d’acquisition dans un contexte de LBO, les dirigeants doivent agir avec sang-froid au risque de franchir le Rubicon.

Vampiriser la société cible sous LBO ne doit pas être considéré comme une solution viable par les dirigeants au risque de voir leur responsabilité civile engagée et leur projet avorté.

En pareille situation, il aurait été préférable pour les dirigeants pressentant les difficultés de remboursement du prêt d’acquisition, et incidemment, pour les personnes morales concernées, de chercher à renégocier avec l’établissement bancaire les échéances de la dette dans le cadre des procédures amiables de règlement des difficultés des entreprises que constituent le mandat ad hoc ou la conciliation. Cette approche aurait pu permettre de préserver la trésorerie de la société opérationnelle et donner ainsi un peu d’air à un LBO en souffrance.

L’arrêt de la Cour d’appel de Chambéry n’étant pas définitif à l’instant où cet article est écrit, la Cour de cassation aura peut-être une nouvelle occasion de se positionner sur ces questions.

Jean-Eudes Bunetel et Alexandre Robert, avocats, PwC Société d'avocats

_________________

1 Cass. com. 09-09-2020 n° 18-12.444.

2 Cass. Com 05-02-2020, n° 18-15.062.

3 Cass. Com 03-01-1995, n° 91-18.044.

4 Note Bastien Brignon, Bulletin Joly Sociétés n° 4 du 1er avril 2022 p.53 « Fautes de gestion constitutives de responsabilité pour insuffisance d’actif et faillite personnelle ».

5 Cass. Com., 25-10-2011, n° 10-23.671.

6 CA Nancy, 5è ch. com., 20 décembre 2017, n° 15/02727 – note Renaud Mortier, Droit des sociétés n°12, décembre 2020, comm. 142.

  • Cass. com., 08-04-2021, n° 19-236.669, V.sur cet arrêt, la note de Carole Dessus et Franck Thevenin, PwC Société d’Avocats

- Fusions & Acquisitions Magazine – septembre-octobre 2021.

  • Cass.com.,12-01-1993, n° 91-12.548, à propos d’un apport partiel d’actifs non soumis au régime des scissions ; Cass.com., 05-05-2009, n° 08-15.313, à propos de conventions réglementées.

9 Cf., Note 1 ci-dessus.

10 Francis Lefebvre, Mémento Sociétés commerciales 2022, n°52515 ; Cass.com 12-4-1983 : BRDA 18/83 p. 19.