Recours individuel devant la Cour européenne des Droits de l'Homme : entre acquis et impératif de préservation

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Le recours individuel auprès de la Cour européenne des droits de l’homme a fêté en octobre 2021 ses 40 ans. Une bonne nouvelle pour la CEDH de Strasbourg qui reste le fidèle interprète de la Convention européenne des droits de l’homme. Depuis quarante ans, cet outil de protection des droits fondamentaux si unique n’a de cesse de démontrer sa vitalité, au point d’être devenu une composante majeure du pacte social de la démocratie européenne.

L’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme consacre un droit procédural révolutionnaire : le droit au recours individuel qui permet à toute personne morale ou à tout individu de saisir directement la Cour européenne des droits de l’homme d’une violation d’un droit garanti. Ce droit demeure sans égal dans le monde. Par exemple, l’homologue américaine de la Cour de Strasbourg, la Cour interaméricaine des droits de l’homme, ne peut ainsi être saisie que par les États membres, à l’exclusion des particuliers.

En 1981, la France consacrait ce droit au recours individuel devant la Cour de Strasbourg. Depuis, tout justiciable dont l’affaire a été jugée en dernier ressort par la justice est autorisé à saisir le juge européen pour qu’il l’examine à la lumière des droits de l’homme. Il s’agit désormais d’une tendance lourde parmi les États parties, puisque ce droit de recours individuel est reconnu par l’ensemble des États du continent tels que la Russie, la Turquie ou encore l’Azerbaïdjan.

Dernier recours des plus fragiles...

La saisine de la juridiction de Strasbourg par cette voie a mené à de nombreux cas emblématiques au cours de ces dernières décennies car elle constitue souvent le dernier recours pour les justiciables les plus fragiles. La condamnation de la France en 1990, consécutive à la requête de Monsieur Huvig, victime d’écoutes illégales menées par les autorités, a mené à la grande réforme du code de procédure pénale sur ce point en 1991. De la même manière, le droit au recours individuel garantit les droits des plus faibles, à l’image des détenus, sur leurs conditions de détention.

A ce titre, en 2020, la Cour de Strasbourg, laquelle a été saisie par un détenu, a condamné la France sur le fondement du traitement inhumain et dégradant en jugeant nécessaire le cloisonnement des sanitaires même dans une cellule surpeuplée au motif du respect de l’intimité des prisonniers. Les juges français ne restent pas sourds au résultat de ces recours individuels réguliers et acceptent désormais d’engager la responsabilité de l’État français au bénéfice des prisonniers pour l’insalubrité de ses prisons.

... comme des plus aisés

A travers le continent européen, le droit au recours individuel fait également valoir les droits de ceux qui se trouvent au sommet de la pyramide sociale, citoyens et justiciables comme les autres et qui doivent à ce titre bénéficier d’une protection contre l’arbitraire de l’État. Le 31 juillet 2015, la douane française, sur demande de l’administration espagnole, a saisi sur un bateau à pavillon britannique une peinture méconnue de Pablo Picasso (« Tête de jeune femme »), non classée trésor national et estimée à 26 millions d’euros. Son propriétaire, le collectionneur espagnol Jaime Botín, condamné par l'État espagnol à une peine de prison et à une amende de 92 millions d'euros pour contrebande, s'apprête à saisir la CEDH. Il affirme n’avoir pas cherché à vendre ce tableau, mais simplement à le déplacer en lieu sûr, dans un entrepôt sécurisé de Genève, et ce après avoir informé la douane française de son intention - ce qui expliquerait la perquisition de son bateau.

Dans un arrêt du 14 janvier 2020, la Cour, saisie par l’oligarque russe déchu Mikhail Khodorkovsky, a condamné la Fédération de Russie pour une violation du droit au procès équitable et pour une violation de son droit à la vie privée et familiale. L’indépendance des juges russes avait largement montré ses limites en l’absence de contradictoire avec un accusé comparaissant tout au long du procès dans une cage en verre, synonyme de déclaration de culpabilité avant même le prononcé du verdict.

Un droit qui reste vulnérable

S’il offre un degré de protection certain, le droit au recours individuel reste vulnérable tant nombre d’États le reconnaissant exercent des pressions sur les plaignants pour les dissuader d’exercer leurs droits directement. En 2006, la Cour a ainsi condamné la Lettonie pour avoir empêché un détenu de communiquer directement avec son greffe en lui infligeant une sanction disciplinaire. Les juges de Strasbourg proscrivent également les pressions à l’encontre des avocats des requérants individuels. En 2007, ils avaient pointé une violation de la Convention par les autorités moldaves du fait de l’ouverture d’une enquête pénale à l’encontre des conseils d’un condamné ayant utilisé son droit au recours individuel devant la Cour.

Le droit au recours individuel reste à l'heure actuelle révolutionnaire. Il demeure une mécanique et un acquis précieux à sauvegarder, à utiliser autant que cela est nécessaire. La justice est toujours perfectible.

Etienne Jaboeuf, avocat