Droit voisin des éditeurs de publications de presse : une mise en œuvre compliquée

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La directive 2019/790 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique du 17 avril 2019 (dite directive DAMUN) avait pour objectif d’instaurer un cadre global, dans lequel les créations intellectuelles, les auteurs, les éditeurs de contenus, les prestataires de services et les utilisateurs pourront tous bénéficier de règles plus claires, modernisées et adaptées à l’ère numérique. La directive visait ainsi notamment à mieux rémunérer les éditeurs de presse en ligne et les auteurs / artistes en cas d’utilisation de leurs articles ou œuvres par les grandes plateformes, telles que Google Actualités ou YouTube.

Avant l’adoption de cette directive, les éditeurs de publications de presse étaient généralement démunis en cas de reprise de leurs contenus par des sites Internet compilant et partageant des articles d’actualité, à l’image de Google Actualités . En effet, sous réserve d’être bien cessionnaires des droits d’auteur des journalistes sur les contenus publiés, les éditeurs de presse devaient démontrer, pour chacun des articles concernés, que la plateformes d’agrégation de nouvelles avait reproduit et mis en ligne sans autorisation préalable une partie originale de leur article, qui ne soit pas un simple extrait ou une courte citation. En pratique, une telle démonstration n’étant pas aisée, beaucoup renonçaient à s’opposer à la diffusion en ligne de leurs articles par les agrégateurs de nouvelles.

Sur ce constat, l’article 15 de la directive DAMUN, fruit d’âpres négociations qui ont duré plus de deux ans, particulièrement du fait du lobbying des géants du web, a créé un droit voisin des éditeurs et agence de presse afin de rééquilibrer les rapports entre grands acteurs du numériques et éditeurs/agences de presse, et en particulier de permettre une rémunération de ces derniers pour la réutilisation de leurs contenus.[1]

En France, ce droit voisin a été transposé aux articles L. 218-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle (CPI) par la loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019. Il résulte de ces textes un droit exclusif des éditeurs de publications de presse (éditeurs et agences de presse) sur la reproduction et la mise à disposition au public de leurs publications par des fournisseurs de services de la société de l’information. Conformément à la directive DAMUN, il est précisé notamment que la durée de ces droits est fixée à deux ans après la publication et qu’ils ne jouent pas lorsque la reprise de la publication est effectuée pour une utilisation privée ou par voie d’hyperliens, ou lorsqu’elle ne concerne que de courts extraits.

En pratique, cela va-t-il vraiment changer les choses ? Rien n’est certain aux regard des exclusions susvisées puisque nous comprenons qu’il sera donc toujours possible pour un internaute de partager un article de presse sur Facebook. Par ailleurs, l’expression « très courts extraits » étant très floue…elle devrait être sujette à de nombreux débats devant les Tribunaux. A défaut de clarification dans les lois de transposition, on ne peut pas exclure, par exemple, que l’offre Google Actualités reste donc inchangée.

Au-delà des conditions d’existence du droit voisin des éditeurs de publications de presse, la directive DAMUN restait silencieuse quant à son mode d’exploitation et mettait seulement à la charge des Etats membres l’obligation de prévoir que les auteurs d’œuvres intégrées dans une publication de presse reçoivent une part appropriée des revenus perçus par les éditeurs et agences de presse.

En France, la transposition en droit interne a précisé le régime applicable, en indiquant à l’article L. 218-3 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) que les titulaires de droits voisins pourront librement déterminer leur exploitation, par le biais de cessions ou de licences ou encore en confiant leur gestion à un ou plusieurs organismes de gestion collective.

Alors que la première voie des négociations individuelles de licences montre ses limites face aux grands acteurs du numérique (1), la création d’un organisme de gestion collective spécifique offre de nouvelles perspectives pour une exploitation effective du droit voisin de la presse (2).

1. Les négociations pour l’exploitation du droit voisin des éditeurs et agences de presse

La saga des négociations menées par les éditeurs de presse jusqu’à ce jour traduit la difficulté d’exploitation du droit voisin. La réaction première de Google suite à la transposition du droit voisin de la presse fut ainsi de contraindre les éditeurs à leur octroyer une autorisation d’utilisation des contenus protégés à titre gratuit, sans laquelle ils ne seraient plus référencés. En réponse à ce potentiel abus de position dominante, l’Autorité de la concurrence a adopté des mesures conservatoires (validées par la Cour d’appel de Paris[2]) faisant injonction à Google de négocier de bonne foi avec les éditeurs, agences de presse ou organismes de gestion collective qui en feraient la demande, et de formuler une offre selon des critères transparents, objectifs et non discriminatoires.

Après poursuite des négociations, Google a ainsi pu annoncer fin 2020 la conclusion d’accords individuels et d’un accord avec l’Alliance de la presse d’information générale (APIG) permettant à ses membres de souscrire des accords individuels selon des modalités similaires. Ces accords d’une durée de trois ans couvrent les droits voisins ainsi que les conditions de participation des éditeurs de presse au service Google News Showcase, une interface d’agrégation de contenus d’informations offrant une rémunération aux éditeurs de presse pour la mise à disposition de certains contenus réservés à leurs abonnés.

Cet accord cadre a cependant été suspendu suite à la décision de l’Autorité de la concurrence du 13 juillet 2021 condamnant Google au paiement de 500 millions d’euros pour violation de mesures conservatoires prononcées en avril 2020. En particulier, l’Autorité pointait le caractère accessoire des droits voisins par rapport à la participation au nouveau service de presse, la circonscription de la rémunération aux seuls contenus d’information politique et générale ainsi que le refus de négocier avec les agences de presses.

Parallèlement, d’autres négociations ont été menées entre Facebook et l’APIG débouchant en octobre 2021 sur la conclusion d’un accord cadre. Cet accord détermine les principes généraux régissant la rémunération des contenus publiés et partagés sur la plateforme. Les membres de l’APIG pourront signer deux types de licences : une licence pour les services déjà existants et/ou une licence pour le service Facebook News dont l’ouverture est annoncée en janvier.

Si ces négociations individuelles commencent à produire leurs effets, il faut souligner le temps passé ainsi que, dans le cas de Google, les nécessaires interventions extérieures de l’autorité de la concurrence pour assurer leur bonne foi. En outre, les négociations évoquées ne visent que les contenus de presse d’information générale alors que le champ d’application du droit est bien plus large.

2. La création d’un organisme de gestion collective spécifique : la société des Droits Voisins de la Presse (DVP)

Alors que l’APIG poursuit ses propres négociations, plusieurs syndicats de presse, dont le Syndicat des Editeurs de la Presse Magazine (SEPM), ont œuvré à la création d’un organisme de gestion collective spécifique aux droits voisins qui a vu le jour le 26 octobre 2021: La société des Droits Voisins de la Presse (DVP).

L’objectif est de rassembler au sein d’un même organisme l’ensemble des acteurs titulaires de ce nouveau droit voisin (pas seulement la presse d’information générale) afin de faciliter les négociations avec les grands acteurs numériques. L’organisme nouvellement créé entend à cet effet s’appuyer sur l’expérience de la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique (SACEM) acquise via la gestion du droit d’auteur, en matière de négociations avec de grands acteurs numériques mais également de traitement de données et d’identification des contenus protégés.

Selon la Fédération Nationale de la Presse d’information Spécialisée (FNPS), cet organisme de collecte constituerait pour ses membres, dont les contenus sont exploités jusqu’à présent sans rémunération par les plateformes en ligne, le seul moyen de faire respecter leurs droits et d’obtenir une juste rémunération de leurs investissements dans l’équité et la transparence[3].

De nombreux éditeurs et agences de presse dans des secteurs variés ont déjà choisi de rejoindre la société des Droits Voisins de la Presse, laquelle a vocation de rassembler le plus grand nombre de droits voisins qui choisiront la gestion collective.

En effet, le recours à un organisme de gestion collective peut être imposé par la loi ou, s’agissant du droit voisin de la presse, être seulement une faculté offerte aux titulaires de droit en alternative ou complément à la gestion individuelle. En se rassemblant dans une unique structure, les éditeurs et agences de presse peuvent espérer surmonter les difficultés de négociation rencontrées mais l’adhésion n’est pas obligatoire.

Si les  organismes de gestion collective sont astreints au respect d’un cadre légal spécifique, il s’agit avant tout d’un engagement contractuel qui peut librement organiser la liberté laissée aux adhérents dans la gestion de leurs droits. Les statuts de la nouvelle Société des Droits Voisins de la Presse accordent ainsi à ses adhérents la possibilité de mener des négociations individuelles distinctes pour l’exploitation de leurs droits – au risque que cela fragilise le pouvoir de négociation collective de l’organisme.

L’organisme doit en tout état de cause satisfaire aux règles édictées par le Code de propriété intellectuelle, concernant par exemple le fonctionnement de l’assemblée générale ou la gestion des revenus. En particulier, l’organisme doit se conformer à certains principes qui permettent de préserver au mieux les intérêts des parties en cause (organisme, membres et utilisateurs des contenus protégés) :

  • les organismes de gestion collective ne peuvent imposer d’obligations qui ne sont pas objectivement nécessaires à la protection des droits et intérêts de leurs membres ;
  • les conditions d’adhésion et de gestion doivent respecter les impératifs de transparence et d’égalité entre les membres ;
  • le montant des rémunérations demandées est approprié au regard de la valeur économique des droits exploités, la nature et l’étendue de l’utilisation des contenus protégés et la valeur économique du service fourni.

Il conviendra d’être attentif, dans les mois qui viennent, aux discussions qui seront menées par la société des Droits Voisins de la Presse (en particulier avec les géants du numérique) afin de voir si les éditeurs et agences de presse pourront – enfin – espérer être rémunérés des suites de l’exploitation de leurs droits.

Clément Monnet, avocat à la Cour et Quitterie Haguet, Norton Rose Fulbright LLP

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[1] Considérant 54 de la Directive (UE) 2019/790 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique.

[2] Cour d’appel de Paris, N° RG 20/08071, 8 octobre 2020, accessible ici.

[3] https://www.fnps.fr/2021/10/27/creation-de-la-societe-des-droits-voisins-de-la-presse-organisme-de-gestion-collective-du-droit-voisin/


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