La lutte contre la corruption internationale et la restitution des avoirs illicites : regardons vers « La Cure »[1]

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Tribune de Nicola Bonucci, avocat associé et Thibaut Brenot avocat stagiaire, Paul Hastings LLP.

Le 2 décembre dernier, Franceline Lepany présidente de Sherpa et Patrick Lefas président de Transparency International France co-signaient une tribune intitulée : « Biens mal acquis : La France doit se doter d’un dispositif législatif répondant aux garanties de transparence »[2]. Cette tribune pointe, à juste titre, l’absence d’un dispositif articulé et cohérent portant sur la restitution des avoirs issus de crimes financiers, ce qu’en France on nomme les « biens mal acquis » et qui sont couverts par le Chapitre 5 de la Convention des Nations Unies contre la corruption. La France n’est pas le seul pays à connaitre une situation insatisfaisante, l’initiative conjointe de la Banque Mondiale et des Nations Unies connues sous l’acronyme de STAR a indiqué à plusieurs reprises les défaillances dans la mise en œuvre du Chapitre 5.

En France, l’apparition de la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) par l’intermédiaire de la loi Sapin II a permis d’augmenter de manière significative, le montant des sanctions prononcés à la suite de faits de corruption internationale et autres crimes financiers. A ce titre, depuis 2017 la seule utilisation de la CJIP a permis de sanctionner les auteurs de crimes financiers à plus de 3 milliards d’euros d’amende[3], mais toute nouvelle prérogative entraine de nouvelles responsabilités.

Un Rapport intitulé «Laissés pour compte » publié par STAR en 2016, faisant un bilan des accords transactionnels type CJIP estimait, dans sa principale conclusion que « si des sanctions pécuniaires significatives ont été imposées, une bien faible partie des avoirs concernés a été restituée aux pays dont les agents publics avaient été prétendument corrompus ».[4]Or si certaines initiatives ont vu récemment le jour , aucune mesure concrète n’est venue matérialiser cette volonté. Ainsi, la proposition de loi, pourtant timide, déposée par le député Jean-Pierre Sueur le 6 novembre 2018[5] et le rapport parlementaire « Investir pour mieux saisir, confisquer pour mieux sanctionner » rendu par les députés Laurent Saint-Martin et Jean-Luc Warsmann[6], qui visaient tous deux à prendre des dispositions dans le sens de la restitution des avoirs, n’ont toujours pas été suivis d’effets.

En ce sens, la Suisse peut servir d’exemple. En effet, depuis le 18 décembre 2015, l’Etat helvétique a adopté une loi fédérale portant « sur le blocage et la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées à l’étranger »[7]. Sur le même modèle que le chapitre 5 de la convention des Nations Uniescontre la corruption[8], la loi suisse s’inscrit en trois temps. Le premier visant à l’identification et au blocage des avoirs d’origine illicite. Le blocage des valeurs appartenant à des personnes politiquement exposées peut intervenir dans le cadre d’une potentielle entraide judiciaire internationale, mais également en dehors de cette coopération si l’Etat d’origine des biens ne respecte pas certains principes fondamentaux de procédure. Pour faciliter l’immobilisation des valeurs la loi suisse a mis en place une obligation de communication et de renseignement s’imposant aux personnesqui détiennent directementdes valeurs visées par une mesure de blocage ou disposent d’informations sur ce sujet.

La deuxième étape tend à la confiscation des biens immobilisés. Pour que le tribunal administratif fédéral suisse prononce la confiscation des avoirs, il faut que ces derniers appartiennent à une personne politiquement exposée, qu’ils soient d’origine illicite et qu’ils aient été bloqués conformément à cette loi. A noter que pour résoudre certains problèmes de preuve, l’origine des avoirs pouvant être complexe à démontrer suite à la mise en place de mécanismes de blanchiment, une présomption d’illicéité a été mise en place. Celle-ci s’appliquera lorsque le patrimoine de la personne visée a fait l’objet d’un « accroissement exorbitant » alors qu’elle exerçait une fonction publique et que le degré de corruption de l’Etat d’origine des biens est notoirement élevé.

Enfin, le dernier temps vise à la restitution des avoirs confisqués à l’Etat d’origine ou à sa population. L’un des atouts de cette loi est qu’elle prévoit un cadre général connu à l’avance de restitution des avoirs. Ce cadre pouvant être complété et adapté par différents accords qui seront conclus par l’Etat suisse. Ainsi, la loi établit que la restitution des biens mal acquis doit se faire dans l’objectif d’améliorer les conditions de vie du pays d’origine, de renforcer son état de droit ou de lutter contre l’impunité au sein de ce pays. En revanche, les modalités et les spécificités de chaque restitution pourront être adaptées à chaque situation concrète par l’intermédiaire d’accords bilatéraux ou multilatéraux. Cette approche est en droite ligne avec l’article 57.5 de la Convention des Nations Unies contre la Corruption qui prévoit explicitement que « les États Parties peuvent aussi envisager en particulier de conclure, au cas par cas, des accords ou des arrangements mutuellement acceptables pour la disposition définitive des biens confisqués »

Il s’agit là certainement de l’aspect le plus novateur de la pratique helvétique et qui vise à répondre à une problématique tout à fait concrète. En effet, pour autant que les avoirs aient pu être identifiés et confisqués il convient de s’interroger sur le fait de savoir à qui doivent t-ils être retournés et pour quel usage.

Si la mise en place d’un mécanisme de blocage et de restitution des avoirs illicites est une bonne chose, la partie la plus politiquement délicate revient à s’assurer que la restitution profite aux véritables victimes de la corruption. Par exemple, il serait plus qu’inopportun de restituer les biens confisqués directement à un régime dictatorial n’assurant pas le respect des droits fondamentauxou à un état dirigé par une personne aussi corrompue sinon plus que celle dont les biens ont été confisqués. C’est pourquoi, la possibilité de conclure des accords afin de prévoir casuistiquement les modalités de restitution parait pertinente. Ces accords peuvent ainsi porter sur le type de programme d’intérêt public sur lequel doit porter la restitution, l’utilisation qui sera faite des valeurs restituées, le contrôle et le suivi de l’utilisation de ces valeurs et sur les partenaires impliqués dans la restitution. A ce titre, la loi helvétique prévoit de s’associer autant que possible avec les ONG, afin, de s’appuyer sur leurs connaissances des Etats concernés par une restitution et de garantir, autant que possible, un usage des fonds conforme à l’intérêt des populations.

Le nombre d’accords de ce type déjà conclus par l’Etat suisse illustre cette volonté de coopération[9].La plupart de ces accords sont des accords-cadres. Ainsi, ils prévoient la possibilité de restitution des avoirs pour des faits similaires à ceux visés initialement. C’est par exemple le cas du récent accord Suisso-Ouzbek[10] portant sur la restitution des sommes confisquées à Madame Gulnara Karimova. Cet accord spécifie donc qu’il pourra guider la restitution d’autres sommes confisquées à cette dernière dans le cadre des poursuites qui ont été initiées à son encontre. En outre, cet accord-cadre prévoit que la restitution sera conduite à travers deux conventions, l’une portant sur le principe et le montant de la restitution (environ 131 millions de dollars) et l’autre portant sur l’utilisation et la destination des valeurs restituées.  

D’autres accords traduisent une adaptabilité aux situations concrètes. Par exemple, la convention entre la Suisse et le Nigéria[11], portant sur la restitution des avoirs détournés par la famille du général Sami Abacha, soit environ 320 millions de dollars, implique directement la Banque Mondiale. Il est notamment prévu que les fonds restitués soient utilisés dans le cadre du projet « Targeted Cash Transfers » de la Banque Mondiale. L’organisation internationale étant chargée de contrôler et suivre les opérations. En outre, une clause anticorruption a été intégrée afin de s’assurer que les avoirs ne soient pas à nouveau détournés.

Autre exemple, de cette diversité l’accord portant sur la restitution de certains avoirsissus de la corruption conclu avec le gouvernement Kenyan[12]. Il s’agit d’un accord qui est multilatéral car il implique la Suisse, la Grande-Bretagne, Jersey et donc le Kenya. Par ailleurs, il est prévu dans le cadre de cet accord que les restitutions seront confiées à un comité de pilotage composé de représentants kenyans.

Au-delà de leur pertinence, ces différents accords font preuve d’efficacité puisqu’ils ont permis la restitution de plus de 2 milliards de dollars aux populations victimes de crimes financiers[13].

De tels accord ne sont pas faciles à négocier et exigent un équilibre et un esprit de compromis mais ils marquent une nouvelle étape vers l'objectif de disposer d'un système complet de lutte contre la criminalité financière.

Dans les dernières années la France s’est dotée d’un appareil juridique et judiciaire à la hauteur du défi que représente la criminalité financière internationale. La circulaire du 2 juin 2020 de politique pénale en matière de lutte contre la corruption internationale a été un marqueur politique fort mais l’édifice n’est pas terminé. Alors que le différend entre la France et la Guinée équatoriale vient d’être tranché par la Cour Internationale de Justice et que l’Assemblée Générale des Nations Unies va, pour la première fois de son histoire, dédier une session spéciale à la lutte contre la corruption, la France pourrait poursuivre son objectif d’être « l'un des pays moteurs dans la lutte contre la corruption »[14] en se dotant d’une législation ambitieuse et claire en matière de retours des avoirs.

Nicola Bonucci, avocat associé et Thibaut Brenot avocat stagiaire, Paul Hastings LLP

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[1]« La Cure »est un village sur la frontière entre la France et la Suisse…

[2] Biens mal acquis : « La France doit se doter d’un dispositif législatif répondant aux garanties de transparence », F.Lepany et P.Lefas, Le Monde, 2 décembre 2020.

[3] Étude comparative des CJIP : bilan et perspectives, E.Daoud et H.Partouche Dalloz actualité, 27 avril 2020.

[4]https://star.worldbank.org/sites/star/files/leftout_french_web.pdf

[5] Proposition de loi relative à l’affectation des avoirs issus de la corruption transnationale, déposée le 6 novembre 2018. La proposition de loi a été adoptée en première lecture par le Sénat et est en attente d’adoption en première lecture devant l’Assemblée Nationale depuis le 3 mai 2019.

[6] Rapport parlementaire « Investir pour mieux saisir, confisquer pour mieux sanctionner », Laurent Saint Martin et Jean Luc Warsman, novembre 2019.

[7] Loi fédérale suisse, sur le blocage et la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées à l’étranger (Loi sur les valeurs patrimoniales d’origine illicite, LVP) du 18 décembre 2015.

[8] Convention des Nations Unies contre la corruption, 31 octobre 2003.

[9] L’Etat suisse a conclu une dizaine d’accords portant sur la restitution d’avoirs d’origine illicite.

Restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite, département fédéral des affaires étrangères suisse,https://www.eda.admin.ch/eda/en/fdfa/foreign-policy/financial-centre-economy/illicit-assets-pep/rueckgabe-unrechtmaessigerworbenervermoegenswerte.html.

[10] Mémorandum d'accord sur le cadre pour la restitution des avoirs illégalement acquis et confisqués en Suisse au profit de la population de la République d'Ouzbékistan, 8 septembre 2020.

[11] Mémorandum d’accord entre le gouvernement de la république fédérale du Nigéria, le Conseil Fédérale Suisse et l’association internationale de développement sur le sur la restitution, le suivi et la gestion des avoirs illégalement acquis et confisqués par la Suisse, 4 décembre 2017

[12] Accord cadre pour la restitution des avoirs issus de la corruption et de la criminalité au Kenya, 9 juillet 2018

[13] Restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite, département fédéral des affaires étrangères suisse,https://www.eda.admin.ch/eda/en/fdfa/foreign-policy/financial-centre-economy/illicit-assets-pep/rueckgabe-unrechtmaessigerworbenervermoegenswerte.html.

[14] Extrait d’un entretien accordé à l'AFP, par l’alors ministre de la Justice, Nicole Belloubet