L’infernal imbroglio contentieux des élections municipales

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Par Corinne Lepage, Benjamin Huglo et Madeleine Babès, Huglo Lepage Avocats.

C’est peu de dire que le coronavirus a complètement bouleversé, non seulement l’agenda des élections municipales, mais également les règles du code électoral et – c’est le plus grave – la légitimité voire la validité des décisions prises par les exécutifs actuellement en place quels qu’ils soient.

Tout d’abord, le choix qui a été fait de maintenir le premier tour des élections du 15 mars 2020 a deux conséquences, compte tenu de l’impossibilité probable de tenir le deuxième tour dans des délais proches et répondant à l’exigence démocratique. 

Déjà, dans l’avis qu’il avait rendu à propos du projet de loi devenu la loi du 24 mars 2020, le Conseil d’État avait fait valoir que la date retenue pour un deuxième tour au mois de juin était une date maximale compte tenu de l’éloignement du premier tour. 

Il convient en effet de rappeler, d’une part, que la jurisprudence et certains constitutionnalistes lient fréquemment premier et deuxième tour afin d’apprécier la régularité des élections et que, d’autre part, les règles de financement des campagnes électorales sont conçues globalement. Si, comme cela paraît désormais probable, il n’est pas possible de tenir le deuxième tour des élections au mois de juin, il sera alors indispensable d’annuler le premier tour des élections et d’organiser un nouveau scrutin, dans son ensemble et dans des conditions davantage normales, permettant à chacun de s’exprimer s’il le souhaite et non d’avoir à choisir entre protéger sa santé et sa vie ou exercer son droit de vote.

Dans l’optique gouvernementale, il semblerait que cette nouvelle élection ne concernera que les communes pour lesquelles il n’y a pas eu d’élections définitives au premier tour. Mais, se pose alors une nouvelle question : pour la première fois dans notre histoire, coexisteront des communes dont les exécutifs ont été élus à des dates différentes, voire même des années différentes si les nouvelles élections devaient avoir lieu en 2021. C’est une première difficulté. Elle vient s’ajouter à la question de la légitimité du premier tour des élections sur laquelle on reviendra ci-dessous. En conséquence, pourrait ainsi se poser la question de savoir s’il ne convient pas de refaire les élections municipales dans leur ensemble, pour toutes les communes françaises, sans distinction.

Le fait de dissocier le premier et le deuxième tour ou de refaire complètement les élections pose une succession de questions au regard des dispositions du code électoral concernant particulièrement la propagande, et encore plus particulièrement la communication des exécutifs en place qui seraient candidats et les règles relatives aux dépenses électorales. Et, le questionnement doit être formulé dans les deux cas de figure. 

S’agissant tout d’abord de la question de la propagande, l’article L.52-1 du code électoral deuxième alinéa rappelle : « à compter du premier jour du sixième mois précédant le mois au cours duquel doit être procédé à des élections générales, aucune campagne de promotion publicitaire des réalisations de la gestion d’une collectivité ne peut être organisée sur le territoire des collectivités intéressées par le scrutin ». 

Si les élections ont lieu au mois de juin, la période actuelle tombe dans ce délai de six mois. La question qui se pose est donc celle de savoir comment les exécutifs en place peuvent communiquer en ce qui concerne en particulier leur gestion du coronavirus. Nous savons tous le rôle majeur que les élus locaux (et certains l’ont payé avec leur propre santé), ont joué et jouent encore dans le cadre de la lutte contre l’épidémie. Qu’est-ce qui est autorisé et qu’est-ce qui ne l’est pas dans le cadre de la communication faite par la commune et qui pourrait être regardé comme une manière, pour l’édile local en place, de valoriser ses actions ? On peut tomber très vite dans l’absurde et il serait logique qu’une disposition législative vienne, au plus vite, écarter l’interdiction prévue à l’article L. 52-1 précité pour  tout ce qui concerne l’épidémie actuelle de coronavirus. Mais, sans être naïf, et dans le cadre des élections municipales, il s’agit indubitablement d’un avantage donné à l’exécutif en place. 

Si les élections sont reportées à plus tard, deux questions se posent en dehors de celle qui précède. 

S’agit-il d’élections générales dès lors qu’il ne s’agit en réalité que d’élections dans un sixième des communes ? La réponse n’est pas évidente et il conviendrait, là encore, que le législateur se prononce sur ce point. 

La loi du 23 mars dernier prévoit dans son article 19 :

« Dans les conditions prévues à l'article 38 de la Constitution, le Gouvernement est habilité à prendre par ordonnances, dans un délai d'un mois à compter de la publication de la présente loi, toute mesure relevant du domaine de la loi relative :
1° A l'organisation du second tour du scrutin pour le renouvellement des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains de Lyon, s'agissant notamment des règles de dépôt des candidatures ;
2° Au financement et au plafonnement des dépenses électorales et à l'organisation de la campagne électorale ».

Indépendamment des ordonnances, cette loi fixe déjà un certain nombre de dispositions dérogatoires au code électoral qui ne répondent aucunement à toutes les questions. Et la raison est simple : les dispositions de l’article 19 ont été conçues pour des élections qui se dérouleraient au mois de juin (le délai de six mois commence à courir au 1er septembre 2019 : article 19 -XII : « 2° Les interdictions mentionnées à l'article L. 50-1, au dernier alinéa de l'article L. 51 et à l'article L. 52-1 du code électoral courent à compter du 1er septembre 2019 ; 3° La durée de la période prévue à l'article L. 52-4 du code électoral pendant laquelle le mandataire recueille les fonds destinés au financement de la campagne et règle les dépenses en vue de l'élection court à compter du 1er septembre 2019 »).

Concernant les comptes de campagne, leur dépôt est repoussé au 10 juillet 2020 pour ceux qui ne se présentent pas au deuxième tour, et au 11 septembre 2020 pour ceux qui s’y présentent (article 19 XII  4° et 5° du code électoral).

Enfin, les plafonds de dépense sont relevés et majorés d’un coefficient qui ne peut être supérieur à 1,5 et les dépenses engagées pour le second tour de scrutin prévu le 22 mars prévu à l’article L.242, c’est-à-dire bulletins et professions de foi du deuxième tour sont remboursées aux listes qui ont obtenu plus de 10 % du total des suffrages exprimés.

Ces dispositions ne résolvent (là encore, et de loin) pas tous les problèmes. D’une part, la question de la communication durant la crise reste totalement entière. En second lieu, concernant les dépenses, la majoration d’1,5 maximum est insuffisante puisque ce n’est pas une majoration certaine. Il y a donc une incertitude sur l’augmentation du plafond. Enfin, et encore une fois, tout ceci a été conçu dans l’hypothèse d’élections en juin. Dans la mesure où celles-ci n’auront vraisemblablement pas lieu, l’incertitude est totale sur la question du délai de six mois qui court à compter de septembre 2019, et sur la question des dépenses et de leur plafonnement. Tout d’abord, et si tout était à recommencer, c’est une nouvelle campagne qui s’engage avec la nécessité de trouver les fonds et bien entendu une difficulté majeure liée aux dispositions de l’article L. 52-4 du code électoral qui prévoit « que le mandataire recueille pendant les six mois précédant le premier jour du mois d’élection et jusqu’à la date du dépôt des comptes de campagne du candidat les fonds destinés au financement de la campagne ». 

Toutefois, l’avant dernier alinéa de l’article L.52-4 du code précité précise qu’en cas d’élections anticipées ou partielles, ces dispositions ne sont applicables qu’à compter de l’événement qui rend cette élection nécessaire. Dès lors, la question de savoir si l’on est dans une élection générale ou non se repose. De plus, si par exemple les élections avaient lieu au mois d’octobre, ce seraient les dépenses engagées à partir du 1er avril qui seront à prendre en considération.

En tout état de cause, la loi a prévu que le gouvernement disposait d’un mois pour prendre les ordonnances concernant les élections. Il faut donc qu’avant le 24 avril, les précisions soient données pour que les candidats et singulièrement les élus en place qui seraient de nouveau candidats, puissent utilement prendre les mesures nécessaires.

Reste un troisième point qui n’est pas des moindres et qui est celui des communes dans lesquelles les nouveaux exécutifs ont été élus. En effet, la loi précise très clairement que ces nouveaux exécutifs sont élus et entreront en fonction au mois de juin, les anciens exécutifs restant en place avec des règles très compliquées pour les intercommunalités. 

Cependant, de très nombreux recours semblent avoir été déposés contre les résultats du premier tour, notamment en raison de la très faible participation. À cet égard, les études qui ont été publiées ont mis en évidence le fait que la plupart de ceux qui ne s’étaient pas rendus au bureau de vote craignaient à cause du coronavirus ;  et certains d’ajouter que ce motif avait joué un rôle très différent selon les sensibilités politiques avec par voie de conséquence des résultats sur le vote. Les premières décisions ne sont pas encore rendues et il sera bien entendu intéressant de les examiner et de voir la position que prendra le Conseil d’État.

Certes, la participation électorale n’a jamais été un élément du contrôle de légalité dès lors que la règle prévue par le code électoral s’agissant de la participation minimale du corps électoral pour pouvoir être élu au premier tour est respectée. Néanmoins, si de très nombreuses élections se voyaient annulées en raison du faible écart de voix et de la prise en compte de la très faible participation, une question plus fondamentale pourrait être posée quant à la légitimité de toutes les élections acquises au premier tour. Et c’est là le drame puisque les communes sont le premier échelon de décisions locales.

Dans la mesure où aucun exécutif nouvellement élu n’est entré en fonction et où la décision de reporter les élections à juin 2020 serait prise, ne faudrait-il pas alors poser très clairement la question de nouvelles élections générales concernant toutes les communes de France ? Une chose est certaine, la matière électorale va évoluer dans les prochaines semaines. Reste à savoir si cette évolution tendra vers une réelle exigence démocratique, permettant au plus grand nombre de prendre sereinement part à la désignation des élus locaux.

Corinne Lepage, Benjamin Huglo et Madeleine Babès, Huglo Lepage Avocats