Faire une pause

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Pierre Robillard, avocat au sein du cabinet Paralex, revient sur la suspension des délais décrétée par le Gouvernement, et en profite pour inviter les avocats et professionnels du droit à faire une pause.

La crise sanitaire et son obligé le confinement génèrent un nouveau rapport au temps. Dans nos professions où les échéances fixent habituellement le rythme, nous découvrons un monde au ralenti. Télétravail, garde d’enfants, lien avec les clients et les autres membres du cabinet, les bouleversements sont nombreux. Alors, il faut s’adapter bien sûr ; et si c’était surtout l’occasion unique de faire une pause ? Le système judiciaire le fait bien, lui …

La fin des échéances : « Ô temps ! Suspends ton vol » (Lamartine, Le Lac, 1820)

Tout a commencé par la mise en place des « gestes barrières » parmi lesquels saluer ses interlocuteurs à distance constitue le plus important marqueur social tant il rompt avec notre culture. Ne plus serrer la main son interlocuteur, voilà qui nous surprend. Pourtant la tendance à « l’hygiénisme social » avait déjà été détectée il y a plusieurs mois, faisant dire à Maroussia Dubreuil que « la bise nationale était en voie de décroissance » (Le Monde, 13 décembre 2019).

Puis, lorsque la menace s’est précisée et le confinement décidé (discours du président de la République le 16 mars), les juridictions ont été fermées au public et les procédures en cours suspendues, incluant le renvoi de toutes les audiences – sauf contentieux essentiels (c’est-à-dire principalement : audiences correctionnelles pour les mesures de détention provisoire et de contrôle judiciaire, comparution immédiate, présentations devant le juge d'instruction et le juge des libertés et de la détention, juge de l’application des peines pour la gestion des urgences, tribunal pour enfants et du juge pour enfant pour la gestion des urgences, notamment pour l’assistance éducative, les référés devant le tribunal judiciaire visant l’urgence).

Les avocats vivaient déjà dans un état second, en raison du mouvement de grève qui avait provoqué le report de la plupart des audiences depuis le début de l’année. Le monde judiciaire voyait tous ses repères s’effacer, pour un motif particulièrement lié au temps : la retraite ! Autrement dit, il s’agissait de se battre pour maintenir le droit d’échapper le plus longtemps (et le plus tôt) possible aux contraintes de la vie active. Le projet de réforme, bien avancé, a donc été suspendu en raison de la déclaration de guerre au virus (comme d’ailleurs plus généralement les autres travaux parlementaires habituels). Le 49-3 a décrété un cessé le feu ; nul doute qu’il reprendra les armes plus tard.

Avec le confinement, nous passons un cap. C’est toute notre conception de l’existence qui en est modifiée. En effet, notre quotidien professionnel est fait d’échéances : conclure, répondre, plaider, rencontrer, déposer, (se) constituer … oui mais pour telle date et même à telle heure. Sous peine d’être forclos, radié, renvoyé, prescrit … bref, être exclu de la communauté des vivants !

Comme dans la chanson de Sardou :

« Elle court, elle court, la maladie [d’urgence],

Elle fait parfois souffrir,

Tout le long d'une vie,

Elle fait pleurer les femmes,

Elle fait crier dans l'ombre … »

Attendue avec impatience car elle met fin à l’incertitude, l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars aménage les délais et donne au monde judiciaire une bouffée d’oxygène. Elle suspend en effet les délais qui arrivent à échéance entre le 12 mars et l’expiration du délai d’un mois après la cessation de l’état d’urgence sanitaire.

En l’état, cette « période juridiquement protégée » (expression utilisée par la Chancellerie dans la circulaire explicative du 26 mars) court donc jusqu’au 24 juin 2020 (l’état d’urgence durant jusqu’au 24 mai selon la loi du 23 mars 2020). Elle ne suspend ni n’interrompt les délais, mais interdit que l’acte intervenu pendant cette période soit considéré comme tardif.

Pour les actes, actions en justice, recours, formalités, inscriptions, déclarations, notifications, ou publications prescrits par la loi ou le règlement, à peine de nullité, sanction, y compris désistement d’office, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque et qui devaient être réalisés dans la période mentionnée à l’article 1er, les délais sont prorogés à compter de la fin de cette période, pour la durée qui était légalement impartie, mais dans la limite de deux mois. Il en est de même pour les paiements prescrits par la loi ou le règlement en vue de l’acquisition ou de la conservation d’un droit.

Mais certains délais sont exclus de ce périmètre, même s’ils arrivent à échéance durant cette période :

  • les délais applicables en matière pénale et procédure pénale ;
  • les délais applicables en matière d'élections (régies par le code électoral) ;
  • les délais encadrant les mesures privatives de liberté ;
  • les délais concernant les procédures d'inscription à une voie d'accès de la fonction publique ou à une formation dans un établissement d'enseignement ;
  • les délais relatifs aux opérations sur les instruments financiers - obligations financières et garanties y afférentes – (tels que mentionnées aux articles L. 211-36 et suivants du Code Monétaire et Financier) ;
  • et enfin, les délais et mesures aménagés en application de la loi d'urgence pour faire face à l'épidémie ;

Ne sont concernés par ces dispositions que les actes « prescrits par la loi ou le règlement », ce qui signifie qu’en sont exclus les actes prévus par des stipulations contractuelles : le paiement des obligations contractuelles doit toujours avoir lieu à la date prévue par le contrat, notamment les loyers, dont on a beaucoup parlé suite à l’intervention télévisée du président de la République, qui s’était avancé en évoquant leur « suspension ».

En réalité, une autre ordonnance (n° 2020-316 du 25 mars 2020 relative au paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels des entreprises dont l’activité est affectée par la propagation de l’épidémie de covid-19 - JO 26 mars, texte 37) limite la mesure aux acteurs économiques susceptibles de bénéficier du fonds de solidarité ad hoc, dont un décret précisera les conditions d’éligibilité [en relisant cet article juste avant publication, je constate que le décret vient de paraître]… Bref, laissons du temps au temps …

En attendant, les loyers restent dus et le salut des locataires impécunieux ne tient qu’à la fermeture des juridictions qui empêche de facto une action comminatoire à leur encontre.

Les astreintes, clauses pénales, clauses résolutoires et clauses de déchéance qui auraient dû produire ou commencer à produire leurs effets entre le 12 mars 2020 et l’expiration de la période protégée sont elles aussi suspendues : elles prendront effet un mois après la fin de cette période, si le débiteur n’a pas exécuté son obligation d’ici là. Les astreintes et clauses pénales qui avaient commencé à courir avant le 12 mars 2020 voient quant à elles leur cours suspendu pendant la période définie au I de l’article 1er ; elles reprendront effet dès le lendemain.

Comme si le terme juridique renvoyait en réalité au terme médical : l’ordonnance du 25 mars nous soigne du mal qui nous ronge depuis que nous exerçons : l’urgence. « Maitre, vous ferez une cure de confinement … disons 15 jours + 15 jours pour commencer. Si les symptômes persistent, consultez le premier ministre pour qu’il augmente la posologie ».

Grâce à ce traitement, voici donc venu le temps de la liberté, finies les contraintes !

Mais qu’allons-nous en faire ?

Conserver un rythme : « La pause s’impose » (Royco, 2018)

Bien sûr, cet allongement du temps ne constitue pas une autorisation générale et définitive de s’affranchir des règles de droit. Tout d’abord, parce que l’horloge reprendra ses droits à l’issue de cette parenthèse, fixée comme il a été dit plus haut au 24 mai (+ 1 mois). Ensuite, parce que certaines situations ne sont pas concernées par la suspension et il faut donc rester vigilant. Enfin, parce qu’il faudra se remettre tout de suite dans le rythme (« dès le lendemain » dixit l’ordonnance) et gérer les nombreuses urgences qui ne manqueront pas nous assaillir dès la reprise.

Comme une sorte d’hibernation, le confinement peut nous endormir, ne serait-ce que d’un œil, mais en tout cas nous faire perdre nos reflexes. N’allons-nous pas tomber dans la « douce léthargie » dont parlait Voltaire (dans Eloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741) ?

Se mettre à jour, bien sûr ; rattraper son retard, évidemment. Être prêt pour la reprise.

Mais s’il ne s’agissait que d’actions correctives, alors notre existence confirmerait qu’elle n’est qu’une course – perdue d’avance. Une fuite continue, sans aucun sens (si ce n’est un sens unique, au sens du droit routier). Comment se résoudre à une telle destinée ?

Cette parenthèse n’est-elle pas justement l’occasion de « remettre les pendules à l’heure » ? Se poser, réfléchir à l’usage de notre temps passé pour justement le transformer à notre image dans le futur ? La présente réflexion aborde le thème sous l’angle professionnel mais chacun sait que la sphère personnelle n’est jamais bien loin, tant la frontière est poreuse.

A ce titre, le télétravail est révélateur à la fois de la nécessité de maintenir l’activité lorsque le lieu d’activité habituel n’est plus (sanitairement) fréquentable, mais également des nouvelles pratiques que le droit encadre. Le premier texte européen remonte à 2002 (accord-cadre entre les partenaires sociaux), la France y fait référence dans le code du travail en 2012 mais un accord national interprofessionnel l’avait déjà officialisé le 19 juillet 2005.

S’il est mis en lumière par les circonstances actuelles, reste à savoir ce qu’il en restera lorsque la vie normale des entreprises (et des salariés) aura repris son cours. Au-delà des aspects pratiques, supprimant la nécessité de se déplacer jusqu’à un lieu physique unique, le télétravail répond aussi à des aspirations culturelles mais annihile la richesse de l’échange entre les êtres humains.

C’est ce qu’a relevé le psychanalyste Boris Cyrulnik lors de ses cours dispensés à l’ENM : « On a voulu améliorer l’enseignement grâce à des Mooc. Les étudiants ont d’abord trouvé l’expérience intéressante, mais ils n’ont pas voulu la prolonger. Nous avons proposé l’apprentissage d’un texte par écran ou en face-à-face. Le groupe d’étudiants qui avait appris grâce à une interaction humaine l’a bien mieux mémorisé (…). Ils traduisaient les émotions qui sont le socle de la mémoire. Pourquoi certains profs sont-ils plus stimulants que d’autres ? Tout simplement parce qu’ils communiquent des émotions en même temps que du savoir » (in « L’Obs » du 26 mars 2020, p. 22).

Bref, après avoir découvert – nécessité fait loi – que le télétravail était possible dans de nombreuses collectivités de travail qui n’y recouraient pas jusqu’alors, qu’en restera-t-il lorsque les déplacements redeviendront possibles ?

La durée (Bergson) et la relativité (Einstein) : notre rapport au temps qui passe

Le confinement et le temps suspendu qui l’accompagne nous amènent à considérer avec plus d’attention toutes les activités laissées habituellement sur le côté, car « secondaires ». Toutes celles qui entrent en dernier dans le vase dans la métaphore des priorités remplacées par des cailloux, du sable et de l’eau. Ce nouveau rapport au temps parait de prime abord bien éloigné des préconisations du Miracle Morning d’Hal Elrod qui vise justement à remplir le vase de la journée à ras bord. Mais, à y regarder de plus près, s’offrir « un supplément de vie » comme il le propose, peut aussi commencer avec le confinement car, précisément, nous avons le temps (et la disponibilité intellectuelle) de mettre en place les rituels à conserver par la suite.

Et si, parmi eux, figurait la formation ? Ou comment passer d’une contrainte à une opportunité ? On sait qu’un quota d’heures (20 par an pour les avocats et les huissiers, 30 heures pour les notaires) est obligatoire et que certains ont bien du mal à l’atteindre. Le confinement constitue l’occasion non seulement de cumuler des crédits, mais aussi de prendre de bonnes habitudes en recourant à la formation en ligne. Les plus téméraires en profiteront pour élargir le champ de leurs connaissances en étudiant des sujets hors des agréments professionnels : le web regorge de MOOC (massive open online course, en français, formation à distance ouverte à un grand nombre de participants) qui, sans s’égarer dans des zones exotiques pour les juristes (on trouve en effet des MOOC sur tous les sujets possibles et imaginables), conservent un intérêt professionnel : management et leadership, bien-être au travail, méditation, négociation, transformation digitale … ne sont pas des thèmes techniques au sens où nous l’entendons habituellement mais méritent incontestablement d’être apprivoisés.

 Dans son ouvrage sur La Querelle du temps (éditions PUF, 2016), Elie During évoque le dialogue entre le philosophe (Bergson) et le physicien (Einstein), confrontant le « temps de la conscience » au « temps des horloges ». Deux conceptions que l’on retrouve aujourd’hui, même si les enjeux semblent plus prosaïques : comment gérer les enfants à la maison (… avec les aléas de la continuité pédagogique et le creusement des inégalités culturelles), les dossiers et les clients (… et les renvois d’audience sine die), la trésorerie du cabinet (… et les reports de charges, l’accès au crédit de trésorerie, etc. – sa pérennité économique dans un contexte de paupérisation de la justice).

Ne nous faisons pas d’illusion : tôt ou tard, le monde juridique et judiciaire reprendra son rythme naturel, celui des échéances et des injonctions, des rendez-vous et des due diligences. A nous de faire en sorte que la pause obligée du confinement ait été une occasion de réfléchir à nos pratiques pour améliorer nos existences à long terme (… gardera-t-on en perspective prioritaire l’âge de la retraite ?).

Pendant cette période juridiquement protégée, « la vie peut cesser de se dérouler sur le mode automatique de l’accélération et de la hantise du retard dont nous nous contentons souvent en oubliant l’essentiel : le sentiment de vivre dans le temps » (Hélène L’Heuillet, in Libération du 29 mars 2020, p. 6).

Par Pierre Robillard, avocat au sein du cabinet Paralex