COVID-19 : détention provisoire et reculs définitifs

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Vendredi 3 avril, le Conseil d’Etat rejetait sans débat une requête de l’Union des Jeunes Avocats de Paris (UJA), de l’Association des Avocats Pénalistes (ADAP) et du Conseil National des Barreaux (CNB) portant sur l’ordonnance du 25 mars 2020, qui convient diverses mesures d’exception en matière de détention provisoire. Maîtres Rachid Madid et Alexandre Couilliot, avocats pénalistes au Barreau de Paris, décryptent pour Le Monde du Droit ces mesures d’exception.

Le 25 mars dernier, l’exécutif prenait une ordonnance contenant diverses mesures dites provisoires, censées répondre aux difficultés suscitées par la pandémie de COVID-19 en matière de procédure pénale.

Devant l’ampleur historique de la crise et les drames humains qu’elle charrie, l’on est tentés de réprimer temporairement toute critique. Il est pourtant impératif, à l’heure de la sidération plus que jamais, de demeurer vigilants face aux atteintes aux principes fondamentaux de notre Etat de droit, et de s’élever contre celles qui ne trouvent aucune véritable justification.

On peut en effet admettre certaines entorses aux principes de notre droit, à condition qu’elles soient strictement proportionnées et limitées dans le temps.

Ainsi le principe de la publicité des débats - l’idée que les citoyens, au nom desquels sont rendues les décisions de justice, puissent contrôler par leur regard le fonctionnement de celle-ci – est supprimé par l’ordonnance. Cette atteinte nous semble justifiée par les impératifs sanitaires en jeu, à condition qu’elle demeure provisoire.

De la même manière, la collégialité dans la prise des décisions de justice est mise à mal. Là encore, si la collégialité a pour vertu de permettre une confrontation de points de vue parfois antagonistes, de laquelle naît l’acte de juger, il paraît tout aussi légitime de limiter l’exposition des magistrats à de trop nombreux interlocuteurs.

Les auteurs de ces lignes n’ont donc aucun mal à considérer comme nécessaires certaines des mesures prises.

Dès lors, c’est sans parti pris idéologique que nous nous élevons vigoureusement contre le renforcement du recours à la détention provisoire que permet l’ordonnance du 25 mars.

Non, ces mesures ne peuvent se justifier par l’urgence sanitaire 

L’ordonnance du 25 mars 2020 contient une incohérence majeure.

Compte tenu de l’impossibilité d’observer les gestes-barrières en détention au regard de la surpopulation carcérale, le Gouvernement favorise les aménagements de peine afin de réduire le nombre de détenus. L’ordonnance permet d’accélérer la remise en liberté des détenus en fin de peine.

Pourtant, le même texte prolonge de plein droit (jusqu’à 6 mois) les délais maximums de détention provisoire, qui concerne par définition les personnes non encore condamnées, et qui demeurent aux yeux de la loi présumées innocentes.

Chaque juriste – et au-delà, chaque citoyen ! - doit ici s’interroger : en quoi le COVID-19 justifie-t-il que l’on allonge la durée de la détention provisoire ?

A quel curieux traitement différencié se prête le Gouvernement en « privilégiant » les détenus reconnus coupables, et en allongeant l’emprisonnement des détenus présumés innocents ?

La seule explication que l’on est tenté d’apporter réside dans le signal politique envoyé au grand public. Adoptant une vision sacrificielle de l’emprisonnement, le citoyen serait plus enclin à accepter la libération anticipée de ceux « qui ont assez payé ». Mais la cuisine politique s’accommode mal de l’Etat de droit.

Montesquieu confiné

Parce qu’une personne mise en cause demeure présumée innocente jusqu’à ce qu’elle soit définitivement déclarée coupable, le placement en détention provisoire est un acte grave et exceptionnel, qui émane d’un magistrat de l’ordre judiciaire indépendant : le Juge des libertés et de la détention (JLD).

Or, par un trait de plume, le pouvoir exécutif - habilité par le Parlement, certes ! - vient de suppléer par ordonnance à des décisions judiciaires autonomes en allongeant « de plein droit » la durée des titres de détention décernés par les JLD, y compris avant l’entrée en vigueur de cette mesure.

En plus d’être incohérente sur le fond, cette mesure constitue une violation flagrante de la séparation des pouvoirs, qui veut que «le pouvoir arrête le pouvoir » ; selon la maxime d’un Montesquieu qui apparaît aujourd’hui confiné.

« Les juges sont là ! »

Le 26 mars 2020, Madame Nicole BELLOUBET martelait sur France Inter, comme pour rassurer l’auditeur : « Les juges sont là ! Les juges sont là ! ». Certes, les juges sont toujours « là », mais ils deviennent invisibles.

L’ordonnance permet désormais aux JLD de statuer sans audience, sur la base des seules observations écrites des parties. Le débat oral constitue pourtant une garantie procédurale essentielle permettant au détenu de faire valoir ses arguments.

Rappelons que même en présence d’un débat contradictoire, le JLD n’est pas infaillible.

En témoigne l’audition de M. Maurice MARLIERE, JLD dans l’affaire d’Outreau devant la commission parlementaire faisant suite au fiasco judiciaire : « Les rencontres avec les personnes mises en examen sont bien trop brèves. Le JLD ne pouvant pas assister aux interrogatoires de celles-ci, il est privé de ce que j'appelle les impressions d'audience ».

Les confrontations du mis en cause à son juge sont déjà trop rares pour que l’on s’en passe : le risque d’erreur, présent en temps normal, devient majeur en l’absence de débat.

Vers un état d’urgence sanitaire de droit commun ?

L’ordonnance du 25 mars a vocation à s’appliquer jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois à compter de la fin de l’état d’urgence sanitaire.

On nous présente donc ces mesures comme provisoires, mais nous n’avons aucune certitude quant à leur échéance réelle.

Nous pouvons légitimement craindre que l’exception se mue en règle pour basculer dans un état d’urgence sanitaire permanent. La transposition dans le droit commun en 2017 de certaines dispositions votées dans le cadre de l’état d’urgence de 2015 constitue à cet égard un précédent aussi déplorable qu’instructif.

Rachid Madid et Alexandre Couilliot, avocats pénalistes au Barreau de Paris