Les consultants en ressources humaines menacent-t-ils les avocats ?

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Les avocats spécialisés en droit du travail doivent faire face à une concurrence de plus en plus vive. Dans le quotidien de la PME, ce sont les experts-comptables qui sont le plus souvent en première ligne pour fournir le conseil en droit social. Dans les opérations plus lourdes et complexes, depuis une quinzaine d’années, les consultants en ressources humaines ont pris une place de plus en plus importante.

Les licenciements pour motif économique, les opérations de transfert de personnel (Article L 122-12, Insourcing et Outsourcing), le support aux opérations de rapprochements d’entreprises et toutes les opérations de nature collective sont des domaines de prédilection pour les consultants en ressources humaines qui interviennent de plus en plus en stratèges et en architectes de ces opérations.

L’avocat spécialisé en droit social s’est-il retrouvé débordé sur un marché qui devrait être le sien ? " L’avocat a trop fait confiance, il s’est senti protégé par le monopole légal dont il dispose en matière de conseil juridique et n’a pas vu arriver le problème ", commente Rémi Dupiré, associé du cabinet d’avocats DaeM PARTNERS qui regroupe une vingtaine d’avocats, spécialisés en droit social.

"Ces consultants abordent les questions sociales de façon plus structurée et leur approche du marché, plus axée autour des ' produits ' est bien plus agressive que celle des avocats. Ils tirent parti du fait que la frontière est parfois très mince entre les questions relevant uniquement des ressources humaines et les questions d’ordre strictement légal ", ajoute Stéphanie Stein, avocat associée du cabinet Eversheds et directrice du département droit social de celui-ci.

Quand les cabinets de consultants en ressources humaines prennent la parole, leur discours est plus conciliant. " Nous travaillons en plein partenariat avec les avocats. C’est une co-construction. Nous mettons en place la structure d’une opération et l’avocat valide les aspects juridiques ", dit Xavier Tedeschi, président d’Horemis, un cabinet de 60 consultants qui intervient sur de nombreuses opérations de restructuration.

Le débat est lancé et derrière les propos de Xavier Tedeschi, on comprend que les avocats et les consultants n’ont peut-être pas la même vision de l’étendue de leurs domaines d’intervention respectifs.

Une évolution du droit social favorable aux missions des consultants

" Les lois Aubry avaient fait naître dans les entreprises un besoin considérable de conseil tant juridique que managérial. Or, les avocats ont délaissé ce marché malgré les nombreuses questions techniques et juridiques soulevées par la réduction du temps de travail. Les consultants en ressources humaines se sont au contraire immédiatement positionnés comme les ' spécialistes ' de la question, susceptibles de mettre en oeuvre les nouvelles contraintes légales ", explique Stéphanie Stein qui est une des avocates à s’être spécialisée pendant des années sur la question de la réduction du temps de travail et donc une observatrice éclairée de la façon dont les consultants ont travaillé sur ce créneau.

Plus récemment, le vaste domaine de la GPEC (Gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences) a ouvert de nombreux chantiers sur lesquels les consultants RH ont su se positionner très rapidement. En effet, la loi de 2005 a créé une obligation triennale de négocier cette question dans les entreprises de plus de 300 salariés. Les cabinets de consultants se sont positionnés comme étant susceptibles de fournir les outils, que ce soit sur le plan stratégique ou technique, permettant aux entreprises de faire face à leurs obligations.

Mais, c’est certainement sur le marché des licenciements que la concurrence est la plus vive. Les consultants en ressources humaines sont arrivés sur ce marché par le biais du reclassement. En effet, le licenciement collectif pour motif économique s’accompagne de mesures de reclassement et, à ce titre, les consultants fournissaient une prestation qui était clairement en dehors des domaines d’intervention de l’avocat. Rapidement, ne se contentant plus de fournir cette seule prestation, les consultants se sont positionnés en amont en proposant des produits tels que les notes économiques de présentation du projet au comité d’entreprise, les projets de plan de sauvegarde de l’emploi, les propositions stratégiques vis-à-vis des syndicats ou encore les calendriers légaux de consultation .... Les juristes internes des entreprises et les responsables des ressources humaines se sont donc mis à travailler avec les  consultants RH dès les premiers balbutiements de la mise en oeuvre stratégique des plans sociaux.

Les lois Fillon (quand François Fillon était le ministre du Travail) ont constitué une étape importante en sacralisant le principe de la négociation préalable. Alors que le droit français était traditionnellement focalisé sur la rupture de la relation entre l’employeur et l’employé, le système évolue pour essayer de travailler dans l’anticipation et l’adaptation à la réalité économique. Les consultants en ressources humaines ont indéniablement compris ces enjeux en sachant se positionner rapidement vis-à-vis de leurs clients en tant que partenaires de la réflexion stratégique et de la négociation.

Ces mêmes consultants ont aussi compris que " le terrain de jeu s’est élargi ", comme le souligne Xavier Tedeschi. En effet, un salarié n’appartient-il qu’à une entreprise ou appartient-il aussi à un bassin d’emploi ? La nouvelle notion de flexisécurité revendiquée par le gouvernement dans les nouvelles dispositions mises en place va dans ce sens. Les collectivités locales et l’administration sont de plus en plus impliquées dans le sort des salariés. Enfin, les consultants ont aussi fait valoir qu’ils pouvaient aider leurs clients à s’occuper des salariés qui restent dans l’entreprise. Après un choc majeur comme un plan social, il ne faut pas oublier les salariés qui vont continuer le travail sans tous ceux qui sont partis.

L’orientation que prend le droit social français consistant à privilégier la négociation va dans le sens de ce qui se pratique dans de nombreux pays, dont l’Allemagne. L’avocat est un négociateur mais, pour l’heure, il est en retard sur ce front. Les consultants ont intégré dans leurs équipes d’anciens syndicalistes et sont assis à la table des négociations dès les premières discussions. L’avocat est souvent bien loin.

Où commence le droit ?

" Quand les consultants vendent seuls la rédaction de Livre III ou de Livre IV, ils outrepassent leurs prérogatives. Ces documents relèvent du pur juridique ", nous dit Rémi Dupiré. Il ajoute : " Le client n’a pas toujours le recul nécessaire pour savoir ce qui relève du droit ou de la gestion RH ".

Il est vrai que la rédaction de documents prévus par le Code du travail relève a priori du champ de compétence des avocats.

"L’Ordre des Avocats ne communique pas de façon lisible vis-à-vis des entreprises pour rappeler le savoir-faire et les compétences des avocats en droit du travail mais également pour appeler les cabinets de consultants à la plus grande prudence quant à leur intervention sur des questions juridiques. Il serait temps que la profession s’organise  pour défendre le périmètre du droit et surtout pour montrer et démontrer l’utilité du recours à un véritable conseil juridique sur des questions aussi sensibles ", dit Stéphanie Stein pour analyser la situation actuelle.

Les avocats concernés par ce problème ne se sentent pas soutenus par leurs instances représentatives. Ils se sont crus protégés par leur statut et n’ont pas adapté leur discours et leur offre alors que, de leur côté, les consultants se développaient en proposant des services concurrents des prestations des avocats et recrutaient des juristes pour renforcer leurs équipes.

Les avocats spécialisés en droit social savent que le succès d’un plan social et d’une restructuration se joue dès la réflexion stratégique qui va précéder la mise en oeuvre de mesures concrètes. Le droit est déjà présent à cette étape. Or trop souvent, l’avocat n’est  pas sollicité et des décisions majeures se prennent entre le consultant RH et l’entreprise. L’avocat arrive trop souvent pour valider ce qui est déjà fait. Les enjeux économiques sont tels qu’il peut arriver que l’avocat se trouve " coincé " dans des difficultés qui découlent de décisions prises sans lui alors qu’il aurait dû être impliqué en amont.

L’ensemble des professionnels interrogés pour cet article insistent sur la complémentarité des activités des avocats et des consultants RH mais personne ne peut déterminer avec précision la frontière entre ce qui serait la chasse gardée de l’un et le périmètre de l’autre. Les avocats revendiquent le conseil mais quand est-ce que l’accompagnement RH devient-il du conseil juridique ?

"Si l’avocat souhaite maintenir sa position de conseil, il doit élargir sa palette des services proposés ", dit Rémi Dupiré.

Lors d’appels d’offres organisés par les sociétés, les cabinets d’avocats sont de plus en plus souvent mis en concurrence directe avec les cabinets de consultants en ressources humaines comme si les mêmes services étaient fournis par ces deux types de prestataires. Or, il faut rappeler que l’avocat dispose d’un système d’assurances contre les risques liés à son activité de conseil juridique qui n’existe pas chez les professions non réglementées.

Si l’avocat veut tenir son rang, il semble inéluctable qu’il doive adapter son discours dans le sens d’une meilleure pédagogie du client pour que ce dernier l’implique en amont de toute réflexion. Les avocats doivent s’organiser et se structurer avec des équipes formées pour comprendre la réalité économique et sociale de leurs clients. Cette prise de conscience existe depuis une petite dizaine d’années chez certains et on constate un développement important de cabinets d’avocats dont l’activité est entièrement consacrée au droit social comme Flichy, DaeM PARTNERS, Fromont Briens .... alors que dans le passé, le cabinet Barthélémy était très seul sur le créneau. On constate également le renforcement des équipes de droit social des cabinets internationaux implantés en France à l’instar de Freshfields ou d’Eversheds qui s’organisent pour fournir un véritable accompagnement stratégique des ressources humaines de leurs clients.

La guerre est-elle ouverte ?

Le discours convenu tranche avec les critiques parfois acerbes. Il serait d’ailleurs faux de penser que les critiques sont toujours celles qui viennent des avocats à l’encontre des consultants.

" Les avocats sont restés trop longtemps derrière leur Dalloz. Les consultants avaient du mal à leur faire passer les messages de tactique et de stratégie ", dit un responsable de cabinet de ressources humaines (qui a préféré ne pas être cité).

Xavier Tedeschi de Horemis qui exerce son métier de consultant RH depuis près de quinze ans est plus nuancé : " Les avocats s’améliorent et évoluent dans le bon sens ; ils essaient de mieux comprendre un projet dans sa globalité alors qu’avant ils avaient l’oeil rivé sur le juridique ".

Il ajoute : " Nous travaillons bien avec les avocats qui veulent aussi faire de la tactique. Le consultant aide l’avocat à s’ouvrir l’esprit et l’avocat recadre le consultant. Ca se passe bien ". Comme dans toute situation potentiellement conflictuelle, les conflits sont évités quand chacun respecte les règles du jeu.

Il y a aussi de bons et de mauvais consultants comme il y a de bons et de mauvais avocats. Un avocat nous a dit : " Certains cabinets de consultants sont irréprochables, ils intègrent l’avocat très en amont. Les cabinets les moins scrupuleux ne prennent pas les meilleurs avocats pour éviter que l’avocat ne leur face trop d’ombre ".

Dans le rapport de forces qui peut s’instaurer entre le consultant RH et l’avocat, il est impératif que l’avocat ne cède pas sous la pression. Alors qu’il est difficile pour un avocat d’arriver dans un dossier pour valider une stratégie mise en place par d’autres, il est parfois difficile de s’opposer à une stratégie dont l’entreprise et son consultant ont déjà démarré la mise en oeuvre.

Pour éviter les tiraillements et les malentendus, les avocats reconnaissent qu’ils doivent mieux occuper le terrain en communiquant davantage auprès de leurs clients. " Souvent l’entreprise ne sait pas ce que peut proposer l’avocat d’un point de vue stratégique. Le client ne se rend pas compte de tout ce que peut faire l’avocat ",
souligne Rémi Dupiré.

Stéphanie Stein abonde dans ce sens : " Les avocats sont partiellement responsables de cette situation puisque la profession ne fait rien pour se positionner de façon concurrentielle sur ce segment ".

Il est probable qu’Avosial, le syndicat d’avocats d’entreprises spécialisés en droit social, puisse jouer un rôle dans ce débat. Ce syndicat qui regroupe des spécialistes reconnus parmi lesquels Hubert Flichy de Flichy Associés, Sylvain Niel de Fidal, Emmanuelle Barbara d’August et Debouzy, Joël Grangé de Gide, Stéphanie Stein
d’Eversheds, François Vergne de Morgan Lewis, Rémi Dupiré de DaeMPARTNERS et d’autres..., s’est donné pour mission de représenter et de défendre les intérêts des avocats en droit social.

La cohabitation : la solution Fidal

Le cabinet Fidal, fort de ses 1.285 avocats dont 300 spécialisés en droit social a décidé de prendre les devants en ce qui concerne la gamme des services qui peuvent être proposés par les avocats.

Jean-Paul Richon, avocat et directeur associé au sein de Fidal, a toujours eu une sensibilité particulière pour l’entreprise, son économie, sa gestion. " Le rôle de conseil des avocats ne peut être limité à ' dire ' le droit, mais doit prendre en compte la dimension économique, sociale, stratégique de l’entreprise, pour proposer les solutions adaptées aux problématiques qui leur sont soumises ", dit-il.

C’est dans ce contexte, qu’il a décidé de développer une approche mixte du conseil en droit social, en associant les compétences de professionnels des ressources humaines à celles des avocats en droit social. Fidal a donc recruté des consultants non juristes pour créer en 2007 un " Pôle de compétences gestion sociale et ressources humaines " dont l’ambition est, selon Jean-Paul Richon de " mettre en oeuvre les moyens de cette complémentarité naturelle dans le cadre d’un travail d’équipe impliquant avocats en roit social et consultants en Ressources Humaines qui, par leurs compétences respectives, seront à même d’apporter une assistance stratégique à leurs clients, en répondant pleinement à leurs attentes, et aux objectifs de leur entreprise ".

Il insiste sur le fait que le cabinet reste bien un cabinet d’avocats mais ajoute qu’il fallait prendre en compte l’évolution du droit social.

"Le non juriste va participer à mettre en musique un système validé par le juriste", dit-il. Pour Jean-Paul Richon, cette interprofessionnalité pourrait aller encore plus loin : " Les consultants interviennent en amont aux côtés des avocats dans le calendrier opérationnel. Il faudrait même y associer des spécialistes de la communication ".

La pertinence de la démarche de Fidal dépasse le cadre des situations de crise tels que les plans sociaux. Ainsi, un travail de véritable collaboration entre les consultants RH et les avocats peut permettre, par exemple, la mise en place de procédures de traçabilité des performances des salariés qui pourront alors servir dans d’éventuels dossiers de licenciements pour insuffisance professionnelle.

Les demandes des entreprises sont très nombreuses pour un travail qui associe l’avocat au consultant RH. " Nous conseillons actuellement des clients sur les questions de santé morale au travail ou encore sur l’égalité professionnelle. Ces sujets sont naturellement mixtes et impliquent les avocats et les consultants ", conclut Jean-Paul Richon.

S’il est indéniable que l’avocat jouit du prestige de sa profession réglementée auprès de ses clients, l’avocat a encore un problème d’image axé sur le judiciaire ; même les praticiens les plus " modernes" le reconnaissent. Les consultants RH ont su en profiter pour prendre le dessus dans le cadre de prestations de conseil et de rédaction de documents. A l’heure où l’évolution de notre droit social confirme une convergence forte vers les problématiques de gestion des ressources humaines, l’avenir des avocats est incontestablement dans la réussite de la fédération des compétences.


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