Edouard Waels, Associé, Bignon Lebray, sur la suspension de l'acquisition de Tiffany par LVMH « L’initiative du Quai d’Orsay constitue une étonnante et rare immixtion du Gouvernement dans le cadre d’une affaire strictement privée »

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LVMH a annoncé la suspension de l'acquisition de Tiffany pour 14,7 milliards de dollars, annoncée en novembre 2019, pour des raisons dues à la crise sanitaire. Edouard Waels, avocat associé du cabinet Bignon Lebray apporte son éclairage sur ce deal avorté.

Quelle est la juridiction compétente pour décider du sort de cette opération ?

Selon la clause d’élection de juridiction stipulée par le traité de fusion (Merger Agreement) conclu le 24 novembre 2019, le joaillier américain a déposé un recours (une « Complaint » et « Motion for Expedited Proceedings ») devant la Court of Chancery de l’Etat du Delaware.

Peut-elle contraindre LVMH à conclure l'achat ?

Sur la base des éléments en notre possession et notamment de la Complaint et la Motion for Expedited Proceedings que nous avons pu nous procurer, Tiffany a bien pour intention d’obtenir une exécution forcée dans le cadre d’une procédure accélérée.

Juridiquement, l’accord trouvé le 24 novembre 2019 est un accord engageant (« binding ») et sa mise en œuvre ne dépend désormais plus que de la réalisation de certaines conditions techniques / matérielles qui ne dépendent plus de la volonté des parties. En l’occurrence, il reste à obtenir l’autorisation des autorités de la concurrence (notamment Bruxelles). Si cette condition se réalisait, les parties ne pourraient plus se soustraire à leur engagement et devraient exécuter l’accord trouvé sauf occurrence d’un cas de force majeure ou d’un changement significatif défavorable (les fameuses Clauses MAC anglo-saxonnes) .

Ainsi, si LVMH n’était pas légitime dans ses prétentions (non-caractérisation d’un cas de force majeure ou d’un changement significatif défavorable), la Court of Chancery pourrait tout à fait ordonner une exécution forcée du Merger agreement. LVMH pourrait naturellement toujours (sur une base transactionnelle) proposer une indemnité compensatrice à Tiffany afin de l’amener à accepter la résolution de l’opération. On pourrait en telle hypothèse parler de gros sous car si Tiffany obtient une décision qui lui est favorable (possibilité d’exécution forcée notamment), le rapport de force sera loin d’être heureux pour LVHM.

Quelle type de procédure est engagée auprès des juridiction américaines ?

La Court of Chancery de l’Etat du Delaware qui a été saisie est une juridiction civile qualifiée pour statuer sur ce qui est appelé aux Etats-Unis les « equitable claims ». Cette procédure permet à la partie à l’initiative du recours de solliciter l’exécution forcée d’un accord et d’obtenir du tribunal un titre à cet effet (plutôt que l’obtention d’une indemnité par exemple). Les intentions de Tiffany sont donc ici clairement affichées. Il convient de préciser que l’Etat du Delaware est l’un des rares Etats américains à avoir conserver son equity and law courts séparément. 

Les délais de procédure varient pour chaque affaire mais sont souvent calés en fonction des échéances importantes de l‘affaire en question. En l’état, Tiffany sollicite de la Court of Chancery une décision pour le 24 novembre 2020 (laquelle semble correspondre à la date limite convenue par les parties dans le Merger Agreement pour la réalisation de l’opération). Cela suppose que le tribunal engage la procédure à bref délai afin d’être en mesure de rendre une décision pour cette date. Un appel de la décision sera possible devant la Supreme Court du Delaware.

L'argument de force majeure peut-il être évoqué dans le contexte donné ?

LVMH semble engager une défense relativement ouverte à ce jour en se basant sur 2 angles :

  • la force majeure(après avoir successivement évoqué la COVID-19 et le climat social américain, LVMH semble désormais davantage axer sa défense sur une lettre d’injonction reçue par le Quai d’Orsay le 31 août 2020 qui serait - selon elle - constitutive d’un événement de force majeure, voire d’un « material adverse effect » ; voir ci-après) ;
  • le changement défavorable significatif connues également sous la dénomination anglo-saxonne « material adverse change » ou « material adverse effect» clauses MAC ou MAE : ces clauses classiquement stipulées dans les protocoles d’acquisition ou de fusion, permettent à une partie de se désengager d’une opération, ou de la poursuivre après renégociation partielle, lorsqu’un évènement réduisant considérablement la profitabilité de l’opération survient après la signature de l’engagement initial. Chaque clause contractuelle MAC définit de façon individuelle les évènements dits « défavorables » susceptibles de permettre sa mise en œuvre et les conséquences de leur survenance. Les évènements significatifs défavorables peuvent être définis par une formule générale, du type un « changement significativement défavorable visant la société », ou a contrario être précisément définis. Dans le cadre du Merger Agreement, il est expressément précisé que « les tendances industrielles, les changements légaux et le contexte économique » ne sauraient constituer un événement MAC sauf si ces événements engendrent des conséquences significativement disproportionnées. LVMH semble ici s’appuyer sur cette notion en mettant en cause la pandémie liée au COVID-19 et la gestion périlleuse de la crise par le management de Tiffany depuis la conclusion de l’accord en novembre 2019, notamment en distribuant des dividendes substantiels alors que la société était en perte.

Dans le cadre de l’appréciation de la matérialité de ces évènements, il convient en premier lieu d’identifier la loi applicable au contrat. En effet, d’un pays à l’autre, l’appréciation de la force majeure ou du changement défavorable significatif diffère.

Dans l’Etat du Delaware (droit applicable au cas d’espèce), l’appréciation de ces notions semble relativement proche de ce que nous connaissons en France. La Court of Chancery du Delaware appréciera d’abord quelle était la commune intention des parties à la lecture du Merger Agreement (Traité de fusion) conclu en novembre 2019. 

Concernant la force majeure, la jurisprudence se montre souvent réticente à retenir la qualification de force majeure lorsque des parties invoquent des épidémies pour se soustraire à l’exécution de leurs obligations (que ce soit en France ou au Delaware). S’agissant de la pandémie liée à la COVID-19, la situation est certes inédite par son ampleur et sa gravité, mais il demeure peu probable qu’elle soit caractérisée d’événement de force majeure par les tribunaux du Delaware si les parties ne l’ont pas expressément prévu dans le contrat.

Selon nos informations, il semblerait que les parties n’aient pas stipulé de clause de force majeure dans le Merger Agreement. Quand bien même, il est très hypothétique que la pandémie de COVID-19 ait été expressément appréhendée comme un tel événement. D’une part, il devient de plus en plus délicat dans le cadre des négociations précontractuelles d’embarquer les épidémies comme événement de force majeure tant elles viennent à être de plus en plus fréquentes. D’autre part, pour ce qui concerne plus spécifiquement la COVID-19, elle est apparue à Wuhan le 17 novembre 2019, soit quelques jours seulement avant la conclusion de l’accord entre Tiffany et LVMH. Le délai semble ici trop court pour que les parties prenantes et leurs avocats aient pu prendre toute la mesure de cet événement, loin encore de constituer une épidémie et a fortiori une pandémie.

Si la ligne de défense de LVHM demeure à ce jour assez ouverte et multicritères, elle semble notamment être particulièrement axée sur une lettre d’injonction reçue par le Quai d’Orsay le 31 août 2020 – mais une telle lettre peut-elle légitimement constituer le nouveau sésame espéré par LVMH pour se soustraire à son engagement d’acquisition ? Il y a fort à penser qu’elle ne saurait constituer un cas de force majeure (voire ou un « material adverse effect »). Ce courrier constitue tout d’abord davantage une « invitation » faite par Jean-Yves le Drian à Bernard Arnault de reporter cette opération. Cela ne saurait donc constituer une injonction à proprement parler et le caractère irrésistible de cette demande (un des critères de la force majeure) semble dès lors très discutable [« LVHM devrait différer l’acquisition de Tiffany au-delà du 6 janvier 2021 »]. Aussi, la légitimité d’une telle lettre provenant d’un tiers (soit-il le gouvernement français) qui vient s’immiscer dans une affaire privée est hautement contestable. L’Etat n’a pas le droit de s’opposer à la réalisation d’une opération de cette nature, de surcroît sans pouvoir se référer à un texte de loi ou une disposition réglementaire en vigueur. Enfin, un événement de force majeure doit être extérieur à la volonté des parties et ne saurait être sous le contrôle - de près ou de loin - d’une des parties. On peut à ce titre s’interroger sur le rôle qu’a pu jouer Bernard Arnault dans l’obtention auprès du Quai d’Orsay de cette lettre audacieuse. Echanges informels et petits arrangements entre amis pourraient avoir présidés dans cette affaire.

Concernant la démonstration d’un événement MAC, il appartient à LVMH de démontrer que la lettre du Quai d’Orsay, la pandémie et de la gestion de Tiffany depuis le 24 novembre 2019 constituent un « material adverse effect » au regard du Merger Agrement, et qu’ils ont un effet significativement défavorable et disproportionné. Cet exercice demeurera particulièrement complexe et soumis à l’appréciation souveraine des juges.

Il est plutôt à croire que notre loup en cachemire national tente avant tout de tirer des bords pour mieux rouvrir une négociation sur les conditions financières du rachat, sans profonde conviction de pouvoir se soustraire totalement à ses obligations.

L'intervention du Quai d'Orsay est-elle un outil de pression diplomatique ?

L’initiative du Quai d’Orsay (sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’une commande de Bernard Arnault…) constitue une étonnante et rare immixtion du Gouvernement dans le cadre d’une affaire strictement privée.

Dans ce bras de fer franco-américain, chacun de LVMH et de l’Etat français vient au soutien de l’autre. Le Quai d’Orsay vient certes donner de l’eau au moulin au groupe de luxe français, mais il se dote aussi d’un réel outil de pression à l’égard de Washington. En pleine période d’élection américaine, Donald Trump devra montrer qu’il vole au chevet de son industrie et potentiellement renoncer à taxer le luxe français pour faciliter la réalisation de l’opération de rapprochement souhaitée par Tiffany. Mais rien n’est moins sûr, le personnage en a vu d’autres …

L’issue paraît en tout état de cause très incertaine pour les deux protagonistes français. D’un côté LVMH semble assis sur un dossier fragile (qui plus est devant une Cour de l’Etat du Delaware…), de l’autre l’Etat français - qui pourrait juridiquement avoir des comptes à rendre de cette immixtion hasardeuse – aura a minima allumé une mèche dans la guerre commerciale avec Trump qui pourrait en faire sa dernière affaire d’état.

Propos recueillis par Yannick Nadjingar-Ouvaev